Retour de lecture sur "Les mandarins", un livre en 2 tomes, écrit par Simone de Beauvoir et qui lui a permis de décrocher un prix Goncourt en 1954. Ce roman d'environ mille pages, nous plonge à la fin de la seconde guerre mondiale et nous raconte le quotidien d'un groupe d'intellectuels de gauche vivant à Paris. Les américains et les soviétiques ont écrasé les nazis, chacun de leur côté, et se disputent maintenant l'europe en essayant d'imposer leur influence. Les personnages des mandarins s'interrogent sur la position à adopter, entre se tourner vers le communisme, alors que le Stalinisme apparaît de plus en plus comme une dictature, ou garder ses distances et ainsi faire le jeu de l'impérialisme américain. On vit de l'intérieur toutes les discussions, les questionnements de ce groupe d'intellectuels, qui vont jusqu'à douter d'eux-mêmes, de leurs rôles et de leurs influences à travers leurs positionnements politiques et leurs activités dans la presse écrite. Dans cette courte période, pas encore figée dans la guerre froide, on partage leurs craintes toujours plus fortes, d'être plongés dans un nouveau conflit mondial. Plusieurs personnages évoquent très fortement des personnalités de l'époque, on reconnaîtra facilement Simone de Beauvoir elle-même, dans le personnage d'Anne, Sartre dans celui de Robert et Camus dans Henri. Cela ressemble beaucoup à une biographie mais comme le précise l'auteure en quatrième de couverture, ce n'est qu'une évocation. Cette gymnastique intellectuelle n'est d'ailleurs pas évidente, il est très difficile de lire ce texte sans faire le parallèle constamment avec les personnages réels et ce que l'on sait d'eux. On est dans une fiction et pourtant tout nous ramène à eux. Ce qui est passionnant dans ce livre c'est la capacité de Simone de Beauvoir à nous retranscrire l'atmosphère et l'état d'esprit de cette époque d'après-guerre, avec ses espoirs mais très vite aussi ses désillusions. C'est magnifiquement bien écrit, avec une écriture très douce et chaleureuse, sans être particulièrement poétique. Elle permet de rendre vivants ses personnages, d'être au plus près d'eux et de partager leur intimité. On comprend ainsi beaucoup mieux de quel ordre étaient les relations entre les personnages réels à cette époque, notamment entre Camus et Sartre mais également entre l'auteure et son amant américain, à qui ce livre est dédié. Les portraits sont toujours très réalistes, sans concession, ils montrent toutes les qualités et faiblesses de chacun, leurs compromissions. Dans ce monde en plein bouleversement, on comprend toute la difficulté qu'il y a à assumer avec sincérité un engagement politique. Le personnage le plus intéressant reste celui d'Anne qui représente Simone de Beauvoir elle-même. Dans cette société encore très patriarcale, on est impressionné par sa liberté de penser et de vivre. On comprend aussi beaucoup mieux, à travers ses choix de vie et sa manière de les vivre, qui était l'auteure de l'essai "Le deuxième sexe" qui a fait d'elle un symbole du féminisme. Pour finir, Simone de Beauvoir nous a livré là une très belle fresque, très chaleureuse, sur ces années d'après-guerre. Elle a surtout réussi à rendre ses personnages principaux, très proches, humains et attachants, même si ce sont, ou ont été, les pendants de monstres sacrés de la littérature. Certains témoignages ou révélations ont terni la réputation de ces personnalités après leur mort. Il est difficile de faire la part des choses 30 ans après, il y a probablement à prendre et à laisser, mais cela montre surtout qu’ils avaient aussi des zones d’ombre et qu’au-delà de la façade iconique, c'étaient avant tout des humains qui ont évolué avec leurs qualités et leurs défauts dans le contexte particulier de l’après-guerre et de la libération des mœurs qui était à construire. Ce livre fut pour moi une belle découverte, et l'occasion de faire la connaissance de cette auteure, qui reste malgré tout, une très grande dame de la littérature, à la personnalité particulièrement riche et intéressante.


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"Dubreuilh donnait l'impression d'écrire capricieusement, pour son seul plaisir, des choses tout à fait gratuites ; et pourtant, le livre fermé, on se retrouvait bouleversé de colère, de dégoût, de révolte, on voulait que les choses changent. À lire certains passages de son oeuvre, on l'aurait pris pour un pur esthète : il a le goût des mots ; et il s'intéresse sans arrière-pensée à la pluie et au beau temps; aux jeux de l'amour et du hasard, à tout ; seulement il n'en reste pas là : soudain vous vous trouvez jeté dans la foule des hommes et tous leurs problèmes vous concernent. Voilà pourquoi je tiens tant à ce qu'il continue d'écrire. Je sais par moi-même ce qu'il apporte à ses lecteurs. Entre sa pensée politique et ses émotions poétiques, il n'y a pas de distance. C'est parce qu'il aime tant la vie qu'il veut que tous les hommes en aient largement leur part ; et parce qu'il aime les hommes, tout ce qui appartient à leur vie le passionne..."

Daniel_Sandner
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le 20 juil. 2024

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Daniel SANDNER

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