Les Mangeurs de morts par Courte-Focalefr
Michael Crichton publia Les Mangeurs De Morts en 1976. Ce roman trouve sa genèse dans une conversation remontant deux ans plus tôt. Un ami de l’auteur lui présenta un de ses futurs cours universitaires sur ce qu’il nomme « les grands raseurs ». Par ce terme, il réunissait tous les ouvrages jugés essentiels pour notre culture mais dont le plaisir de lecture est équivalent à un arrachage de dent sans anesthésie. En tête de ligne, il y avait le poème épique Beowulf. Peu connu en France (généralement la seule réponse à son évocation est « hein le nanar avec Totof ? »), cet écrit a une place importante dans la littérature anglo-saxonne mais est souvent considéré comme ennuyeux et incompréhensible. En fait, il s’agit plus d’un phénomène de rejet dû à une lecture imposée au sein des programmes scolaires que d’un véritable dénigrement qualitatif. Crichton est de cet avis et refuse que cette œuvre qu’il considère comme dramatique et exaltante soit assimilée à un raseur. Il décide alors d’en faire un hommage. L’écrivain de La Variété Andromède réfléchit à la démarche à entreprendre dans cette optique. Finalement, il choisit de se reposer sur un précepte passionnant et enivrant : les mythes et légendes ont leurs sources dans la réalité et n’en sont que des déformations fantaisistes. Il reprend donc les éléments de Beowulf et les allège de leurs cautions fantastiques pour s’inscrire dans un contexte réaliste. Les monstres marins sont des baleines, le dragon devient une troupe de cavaliers brandissant des torches, le monstrueux Grendel se transforme en une famille de Néandertaliens nommée les wendols… Dans les notes conclusives de son livre, Crichton avouera avoir pris beaucoup de plaisir dans cette démarche mais rencontrera un lourd problème de forme.
Crichton comprit rapidement qu’il ne pourrait pas opter pour une narration traditionnelle. En dépit de son souci de crédibilité, cela ruinerait le roman qui n’apparaîtrait que comme une aventure fictionnelle de plus. L’auteur de Jurassic Park voit une solution en prenant la direction du récit anthropologique. Écrit dans un style objectif et se concentrant sur une énumération de faits, cette mise en forme donne toute l’authenticité désirée à l’histoire. Quitte à brouiller au maximum les pistes entre vérité et mensonge, Crichton choisit comme narrateur un véritable personnage historique avec Ibn Fadlan. Celui-ci était l’intermédiaire parfait pour transmettre son histoire. Fadlan est un lettré arabe du Xème siècle ayant consacré un récit à sa découverte du monde des vikings. Par ailleurs, l’origine ethnique de ce narrateur permettait de justifier pourquoi ce récit authentique avait été modifié au cours des siècles pour devenir le Beowulf que l’on connaît. On peut en effet soupçonner que les européens n’avaient pas à cœur de diffuser avec le plus grand respect l’écrit d’un païen. Crichton s’est laissé prendre au jeu de la manipulation et il exulte dans son exécution. Ainsi reprend-t-il des éléments du véritable écrit de Fadlan pour élaborer les premiers chapitres, inclut-il un grand nombre d’annotations érudites aux fondements douteux et crée-t-il une bibliographie fictive. Le résultat fonctionne à merveille, donnant lieu à une réinvention originale et passionnante de l’œuvre populaire.