Lorsque Hannah Arendt entame l'écriture de son livre sur le totalitarisme, le sujet est alors d'une brûlante actualité : cela fait à peine 5 ans que les monstruosités nazies ont été révélées, et Staline est encore en pleine activité. Et Arendt, analyste d'un monde politique moderne en pleine perturbation, est comme chacun d'entre nous : confrontée à l'inimaginable.
Ce qui s'est passé dans le deuxième quart du XXème siècle est absolument et totalement inédit. L'expérience nazie est si déroutante d'inhumanité qu'elle constitue un défi à la raison. C'est sûrement cela qui a poussé Arendt à faire ce livre : une tentation de mettre des mots sur l'indicible, à théoriser ce qui échappe à toute théorie, à rationaliser la folie brute. Vouloir faire rentrer l'Enfer dans les catégories de la philosophie politique, démonter pièce à pièce le déroulement qui a abouti à Auschwitz. On sent tout ce qu'il y aurait de rassurant dans ce projet : montrer les mécanismes du totalitarisme, c'est pouvoir en faire une leçon pour les générations futures, lancer un avertissement, se poser en sentinelle. Espérer que l'on puisse tirer une quelconque leçon du passé, même si l'on ne croit plus depuis longtemps au mythe du progrès.
Alors, elle décortique, Hannah. D'abord, elle travaille sur l'antisémitisme, tant son rôle paraît évident dans le système nazi (et même stalinien, qui, toujours en quête d'un nouvel ennemi à purger, désignera lui aussi les Juifs, comme tout le monde). Sa thèse : distinguer la haine des Juifs séculaire et d'origine religieuse, et l'antisémitisme politique né au 19ème siècle et surtout employé dans des buts parfaitement démagogiques. L'exposé, relativement bref, est convaincant, éclairant, cultivé.
La deuxième partie, sur l'impérialisme, est sans doute le point faible du livre. Longue, remplie de répétitions, on y voit une Hannah Arendt qui se fait presque romancière parfois ; non qu'elle invente des choses, mais qu'elle se laisse guider par sa passion pour narrativiser ses opinions. Cela dit, son récit sur l'Afrique du Sud est extraordinaire et passionnant.
Le problème majeur du livre, c'est qu'il a été conçu pour arriver à cette troisième partie, celle qui va décrire le système totalitaire. Or, l'une des première chose qu'elle nous dit, c'est que ce qu'elle a dit pendant les cinq cents pages précédentes (environ) ne sert à rien !
Certes, il y a de l'antisémitisme dans l'idéologie nazie, mais ce n'est pas une idéologie exclusivement antisémite, et cet antisémitisme est différent de celui qu'elle nous avait montré. Certes, il y a de l'impérialisme, mais ce n'est pas le même impérialisme qu'elle avait décrit auparavant. Et, d'emblée, Arendt nous propose une description plutôt en creux du totalitarisme, en nous disant ce qu'il n'est pas.
Alors, elle va passer pas mal de pages, par-ci, par-là, à nous dire dans le détails les différences entre totalitarisme et États-nations, entre totalitarisme et dictature, etc. mais cette description en creux ne définit pas forcément avec précision ce qu'est un État totalitaire.
Et c'est justement là que le livre d'Arendt devient passionnant. Par son échec à définir le cœur même du mouvement totalitaire, la philosophe montre mieux que tout, et malgré elle-même, que l'expérience totalitaire est strictement indescriptible, qu'elle échappe à toute verbalisation parce qu'elle échappe à toute forme de pensée rationnelle.
On sent que c'est à contre-coeur qu'Arendt parvient, à l'avant-dernier chapitre de son livre, chapitre euphémiquement appelé « La domination totale », qui traite en fait des camps de concentration qu'elle place au cœur même du totalitarisme, comme étant le lieux où le totalitarisme se dévoile et révèle son projet avec le plus de clarté, à avouer son échec :
« Ce qui heurte le sens commun, ce n'est pas le principe nihiliste du
« tout est permis » que l'on trouvait déjà au 19ème siècle dans la
conception utilitaire du sens commun. Ce que le sens commun et les
« gens normaux » refusent de croire, c'est que tout est possible. Nous
essayons de comprendre des faits, dans le présent ou dans l'expérience
remémorée, qui dépassent tout simplement nos facultés de
compréhension. Nous essayons de classer dans la rubrique du crime ce
qu'aucune catégorie de ce genre, selon nous, ne fut jamais destinée à
couvrir. Quelle est la signification de la notion de meurtre lorsque
nous nous trouvons en face de la production massive de cadavres ? Nous
essayons de comprendre du point de vue psychologique le comportement
des détenus des camps de concentration et des SS, alors que nous
devons prendre conscience du fait que la psyché peut être détruite
sans que l'homme soit, pour autant, physiquement détruit ; que, dans
certaines circonstances, la psyché, le caractère et l'individualité ne
semblent assurément se manifester que par la rapidité ou la lenteur
avec lesquelles ils se désintègrent. »
Est-ce à dire qu'il ne faut pas lire le livre ? Non, bien au contraire. Sa lecture est essentielle, ne serait-ce que pour se rendre compte de toute l'étendue de l'inhumanité que représente l'expérience totalitaire. Cette échec à l'appréhender le rend encore plus horrible. Au fond, il est encore préférable d'avouer son échec, comme le fait Arendt, plutôt que d'en parler toujours à tort et à travers et ainsi lui faire perdre de sa force, de sa puissance déshumanisante. A force de comparer chaque leader d'un petit parti d'extrême-droite à Hitler, à force d'employer les termes de génocides ou de crimes contre l'humanité pour un oui ou pour un non, à force de faire des jeux de mots douteux (le fameux « Durafour crématoire »), à force de vouloir récupérer telle ou telle mémoire et de faire des repentances publique en guise de solde de tout compte, on atténue progressivement l'impact et l'inhumanité monstrueuse, inimaginable, la folie à l'état brut défiant toute forme de raison, de ce qui s'est passé au cœur de ces états dont le but était bel et bien de déshumaniser l'homme, et à l'échelle planétaire en plus.
Ce troisième livre, sur le totalitarisme, qui peut se lire indépendamment des deux autres, est d'une lecture indispensable pour se rendre compte de la folie complète des entreprises hitlérienne et stalinienne. Folie d'une organisation de l’État qui multiplie chaque service jusqu'à l'infini, qui atomise tellement les individus qu'on en vient à redouter ses propres enfants. Une aliénation complète doublée d'un face-à-face terrible : dans l’État totalitaire, chaque individu est seul face au Chef, aucune hiérarchie n'existe (ou plutôt, toute hiérarchie est rendue inopérante). Une folie qui en vient à se dévorer lui-même : les États totalitaires ont pour unique politique d'appliquer leur idéologie, au détriment de la moindre logique humaine, sociale ou économique (la notion de rentabilité, par exemple, leur est totalement étrangère).
Arendt insiste pour dire que les autres États ne pouvaient rien voir ; elle met en avant une politique de propagande tournée uniquement vers l'extérieur (on n'avait plus besoin de la propagande à l'intérieur, on avait la terreur, et c'était bien suffisant). Mais auraient-ils vu, est-ce qu'ils auraient pu croire ? Est-ce qu'ils auraient pu imaginer ? Les accords de Munich ou de Yalta montrent bien que les États occidentaux pensaient traiter avec Hitler ou Staline comme avec des dirigeants normaux, sans se rendre compte du trou noir politique qui se formait sous leurs yeux et qui aspirait tout sur son passage.
J'ai déjà été bien trop long et il y aurait tant à dire encore ! Arendt est très forte dans ses digressions également. Devant sa difficulté à décrire l'indescriptible, elle part souvent dans plein de sujets en même temps, et des phrases interpellent forcément. En conclusion, je n'en citerai qu'une, parmi d'autres :
« Nous savons encore moins combien de gens normaux autour de nous
seraient prêts à accepter le mode de vie totalitaire (autrement dit à
payer d'une considérable amputation de la durée de leur vie
l'assurance que tous leurs rêves de carrière seront accomplis). On
saisit aisément à quel point la propagande et même certaines des
institutions totalitaires répondent aux besoins des nouvelles masses
déracinées, mais il est presque impossible de savoir combien d'entre
eux, exposés plus longtemps à la perpétuelle menace du chômage,
acquiesceraient avec joie à une « politique de la population » qui
consiste à éliminer régulièrement ceux qui sont en surnombre ;
combien, après avoir pleinement pris conscience de leur inaptitude
croissante à porter les fardeaux de la vie moderne, se conformeraient
de gaieté de cœur à un système qui, en même temps que la spontanéité,
élimine la responsabilité »
[la citation en titre est de David Rousset, L'univers concentrationnaire