En visitant l'appartement de Dostoïevski à Saint-Pétersbourg, mon attention a été attirée par les quelques mots du guide au sujet de son premier roman publié, "Les pauvres gens". J'avais alors conçu une image très noire de ce récit, imaginant qu'à l'exemple de romans de Dickens ou de London, j'y trouverais la description de bas-fonds sordides où criminalité et prostitution côtoient la plus grande misère. Aussi, quel ne fut pas mon étonnement en découvrant un roman épistolaire certes pas très gai mais loin d'être aussi lugubre que je l'avais d'abord imaginé !
Dostoïevski a vingt-six ans lorsqu'il soumet son manuscrit. Il y décrit à travers la correspondance de Macaire Alexéïevitch Diévouchkine, vieux fonctionnaire désargenté, et Varvara Alexéïevna Dobrossiélova, jeune orpheline déshonorée, la dure existence des humbles qui, sans ressources, sont soumis aux caprices de la société : puissants, autorités, esprits mauvais, tels sont les ennemis du bonheur ou de la simple paix.
C'est un récit émouvant et très vivant, souvent poignant et qui ne se contente pas de décrire les difficiles conditions de vie du peuple mais qui déroule aussi une belle trame romanesque autour des deux épistoliers. Leurs échanges d'abord policés (ils sont vaguement parents mais surtout voisins de misère) se font de plus en plus affectueux et tendres au fil de leurs échanges et on voudrait de toutes ses forces que le destin ne leur soit pas si contraire.
Que dire de l'écriture déjà superbe ? On retrouve dans "Les pauvres gens" les thèmes qui deviendront chers à l'auteur et qu'il développera dans ses autres œuvres : la justice et l'injustice, la vérité et le mensonge, les liens familiaux ou sociétaux, le crime et l'honnêteté, la recherche du bonheur... autant de thèmes qui feront notamment de "Crime et Châtiment" un pur chef-d'oeuvre.
Ce que Dostoïevski relate de la vie en appartement communautaire, de la débrouillardise russe et du besoin d'idéal de tout Russe, riche ou pauvre, se reflète vraiment dans le miroir de la Russie actuelle, telle que j'ai déjà pu la découvrir à plusieurs reprises. Il y a une endurance primaire et une force brute qui émanent de ce peuple et qui paradoxalement se conjuguent parfaitement avec sa soif de spiritualité et de beauté.
"Les pauvres gens" préfigure sans conteste le grand écrivain qu'a été, qu'est toujours et que restera à jamais Dostoïevski.