« Les Pauvres Gens » est l’un des premiers romans de Dostoïevski avec « Le Double », si ce n’est le premier. A l’inverse de ce dernier, il rencontra un succès notable auprès de la critique, et ça se comprend car c’est de mon point de vue une grande réussite. Tout d’abord, la forme est originale : la forme épistolaire. Elle s’avère être d’une efficacité redoutable et captive le lecteur. Qui n’a jamais rêvé de pénétrer dans l’intimité d’autrui en lisant ses messages ? C’est ce que nous propose Dostoïevski en imaginant une correspondance entre le vieux et misérable Makar Dévouchkine, et sa jeune et douce voisine qu’il surnomme affectueusement sa colombe Varenka. Grâce à ce procédé, on s’attache d’avantage aux personnages, et plus rapidement que par une narration classique. Cela colle avec la longueur du roman, seulement 200 pages, et qui se doit d’être efficace pour toucher son lecteur.
D’après moi, le thème principal de ce roman est l’Amour. C’est l’histoire d’un amour impossible, car irréaliste et déséquilibré. Bien que les mariages entre vieux et jeunes filles soient monnaie courante à l’époque en Russie, et régulièrement relatés dans les œuvres de Dostoïevski, ce sont évidemment des mariages arrangés que l’on pourrait apparenter à de la prostitution enfantine. C’est le sujet de sa courte nouvelle « Un sapin de noël et un mariage », dans lequel un vieillard repère une jeune enfant, et paye simplement pour pouvoir se marier avec elle dans le futur. Dans le cadre d’une vraie histoire d’amour, l’écart d’âge abyssal entre les amants constitue un obstacle. Ici, on sent que la jeune Varenka nourrit d’avantage un sentiment amical et paternel à l’égard du vieux Makar, et c’est bien normal, alors que lui est un amoureux dévoué, sous le charme, prêt à tout pour sa bien-aimée. Toujours est-il que l’Amour se transmet malgré tout, bien que cette affection soit de différente nature selon les protagonistes, et cela peut nous émouvoir. Malheureusement, un tel écart présage souvent du futur de la relation, et de son caractère éphémère, comme dans la vie quotidienne.
Comme le titre du roman l’indique, l’Amour n’est pas le seul thème, et celui-ci est mis en relation avec le thème de la misère humaine. D’abord une misère économique, car les protagonistes vivent dans la pauvreté et la précarité. On suit leur quotidien harassant, dans lequel ils peinent à joindre les deux bouts, dans lequel chaque jour est une lutte pour trouver le moyen de payer son loyer, ou de se nourrir, et malgré tout, le vieux Makar est prêt à s’endetter pour permettre à sa bien-aimée de s’offrir quelques loisirs. Certes c’est d’abord un sacrifice financier, mais il y a également dans ce roman une notion de sacrifice moral et psychologique. En effet, Makar réprime « par amour » ses sentiments amoureux profonds à l’égard de Varenka. Cela semble paradoxal, mais le vieillard doit bien sentir le décalage avec la jeune femme. Il l’aime intensément, mais intensément à la hauteur de son propre désespoir. Etant un homme faible et pauvre, il n’espère rien avec elle, mais il souhaite par son amour apaiser ses souffrances, lui apporter de la joie, simplement se soucier d’elle. Un amour désintéressé en somme qui serait le stade ultime du sentiment amoureux, même si le désintéressement dans les relations rentre pour moi en contradiction avec la nature humaine égoïste, dans laquelle chacun est maître de sa propre vie, et agit dans son intérêt.
A noter un contraste intéressant avec « Les Nuits blanches » écrit un peu plus tard, dans lequel la femme est décrite comme cruelle et insensible, alors qu’elle est ici décrite comme délicate et compatissante, même dans un contexte tragique. Si la fin est prévisible, elle n’en reste pas moins déchirante d’émotion. Un roman poignant, original, rapide à lire, et qui a le mérite de réconcilier avec le style naturaliste.