Car c'est LE point fort de ce livre : on l'aura compris, le Prix du Style 2012 aura largement mérité son titre. Comment décrire cela ? Un style alambiqué, certes, fourmillant de phrases longues et complexes et de mots désuets voire au bord de la tombe, des périphrases délicates et des formules précieuses - mais aussi, que de beauté, que de travail, que d'harmonie, que d'originalité ! Un travail remarquable sur la langue, qui donne un ton à la fois subtil et chamarré - mais aussi humoristique, ironique, détaché - au roman. On ne sait pas vraiment où se situer, on oscille entre une moquerie tendre et lucide, et une implication toute personnelle dans l'écriture.
Et on ne peut pas, en lisant Les Pays, ne pas penser autobiographie. Même si le prénom change - l'héroïne s'appelle Claire -, on sent tout ce que texte a d'intime, et tout ce qu'il effleure de douloureux dans ce qu'il narre avec une infinie douceur, c'est-à-dire le passage d'un pays à un autre, de la ferme auvergnate au bruyant Paris, du couvent paisible à l'effrayante Sorbonne, des vaches au latin et au grec.
Ce n'est pas à proprement parler un récit suivi, racontant l'épopée progressive d'une jeune fille qui découvre un nouveau monde et gravit les échelons en montant à la capitale. Ce sont plus des morceaux choisis, thématiques, toujours abordés avec pudeur, brièvement, ou avec une avidité de précisions qui montre mieux que ce qui est décrit est un épisode, un des épisodes marquants de la vie de l'héroïne. On a toujours l'impression que "ces années de passage", comme le dit joliment la quatrième de couverture, sont nimbées de mystère, à cause des décrochements, de l'absence de linéarité, de ce côté "souvenir plus ou moins précis et soigneusement sélectionné pour restituer une atmosphère". De ce point de vue, l'ensemble peut un peu manquer de tenue, mais c'est le seul point négatif que je vois à ce roman qui innove ainsi, dans le fond comme dans la forme.
Mention spéciale à cet humour décapant qui se dévoile en particulier lors de la lecture à voix haute : s'il faut rester concentré pour tout bien appréhender, la prise de distance, la fausse neutralité de la narratrice, rendent le roman particulièrement savoureux, et extrêmement drôle à certains moments.
Mention spéciale aussi à la troisième partie du roman, qui s'éloigne de la jeunesse et se focalise sur un moment de la vie de professeur de Claire, en alternant savamment les points de vue - celui de Claire et celui de son père, vieux jeu et fermier dans l'âme, incarnation sans méchanceté mais avec un oeil critique d'une mentalité dépassée voire triviale ; et en même temps autocritique de l'héroïne, si l'on présuppose qu'elle correspond en très grande partie à l'auteur.
Bref : à lire, sans hésitation. Du raffinement sans pédanterie, avec recul et humour, originalité et beauté - que demander de plus ?