Moisson d'hommes
Dans un entretien qu'il donne en 1965 sous le toit brûlant de sa maison manosquine, Jean Giono raconte que c'est à Shakespeare que l'on doit les plus belles descriptions du pays de Provence.....
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le 15 oct. 2024
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Dans un entretien qu'il donne en 1965 sous le toit brûlant de sa maison manosquine, Jean Giono raconte que c'est à Shakespeare que l'on doit les plus belles descriptions du pays de Provence... boutade bien sûr, injuste et volontaire, écornant gentiment la statuaire enfarinée de Mistral, celle - à travers lui - du régionalisme ronflant du Félibrige, mais qui a le mérite dans une formule simple et bien sentie de ramener l'homme à sa juste mesure, c'est-à-dire à sa portion congrue, dépouillé de ce petit esprit de clocher qui l'encombre tant, l'homme universel allant somme toute par tous les pays, et s'y ajoutant plus que les pays ne s'ajoutent à lui. Jean Giono a donné sa Provence comme une mer, celle des baleiniers de Melville ou celle, tumultueuse, que sillonnaient les héros grecs, parce qu'il avait, avec Georges Brassens, le mépris sublime des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ». Alors ma foi, quoi de plus naturel à ce qu'un normand – historien cette fois – donne au Languedoc son meilleur portrait ?
Rien de commun pourtant entre Jean Giono et Emmanuel Le Roy Ladurie, si ce n'est le cadre géographique de leurs livres. Il est en France, pourrait-on dire, le représentant par excellence des « études sérielles », qui ont richement alimenté les travaux d'histoire économique et sociale dans les années 1960 et 1970, sous l'impulsion pionnière de Georges Duby et quelques autres. Les grands directeurs d'études avaient pris alors la manie insolite de mobiliser leurs poulains aux quatre coins du pays pour des recherches sur mesure, flanquées d'un même modus operandi, un même axe thématique, un même intérêt pour les systèmes productifs anciens. Les charretées innombrables de monographies régionales qui en ont découlé ont fait le bonheur des presses de la « VIe Section » en un temps désormais révolu, qui voulait que l'accumulation de données sur des espaces très localisés fût la matière de grandes synthèses ultérieures. Prenant le train en marche, Emmanuel Le Roy Ladurie est catapulté en terre languedocienne, où Raymond Dugrand, géographe montpelliérain, a la bonne idée de l'instruire sur ces documents sous-exploités qu'étaient les compoix urbains, ancêtres de nos actuels cadastres.
Pour un jeune historien trempé dans le marxisme ambiant de son époque, obsédé comme il se doit de démographie historique, de structuration des finages et de mouvements des prix, autant dire qu'il s'agit là d'un jouet à très grand potentiel ludique. Joint aux rôles de taille et aux comptes décimaux pour les évêchés de Nîmes, Montpellier, Narbonne, Béziers, c'est un matériau très riche dont il dispose pour dessiner la ruralité languedocienne dans tous ses grands mouvements, ce « grand cycle agraire de 1500 à 1700 » où l'économie de la terre tient le grand rôle, et qui servira bien longtemps de mètre-étalon pour les travaux de ce type. Languedoc de chiffres et de statistiques pourrait-on dire, certes, mais très largement enrichi, stimulé, animé par cette langue si caractéristique, généreuse souvent, qui n'hésite pas à fouiller aussi les mentalité paysannes, et qui n'est pas tant la marque de l'auteur que celle de toute une génération d'intellectuels brillants, ornée ça et là des commentaires vivants et bariolés des grands témoins de l'époque, Félix Platter et Olivier de Serres.
Le portrait brossé dans sa globalité n'a pourtant rien de flatteur, d'un Languedoc laissé-pour-compte, victime tragique de son économie éternellement au ras des pâquerettes, Sisyphe trébuchant toujours sous le poids de ses propres inerties. La grande saignée de Peste Noire (1348) lui avait pourtant permis d'aborder le XVIe siècle sous des augures favorables : une nouvelle distribution des terres, surtout, avait vu naître et s'imposer une classe élargie de propriétaires moyens qui ne peinait guère à trouver son pain, et dont la rente n'écrasait pas encore les exploitants-fermiers. « L'homme rare, c'est le blé abondant et bon marché », écrit l'auteur, mais les choses basculent avec cette relance économique, sortant le peuplement de « l'étiage » dramatique où l'avait plongé la catastrophe épidémique. Une démographie galopante émaille le XVIe siècle, qui sera cause à la fois de dynamisme et de contraction : des bois nouvellement défrichés au profit d'oliveraies éparses et de médiocres champs de culture ; la vigne et sa conquête timide sur le pourtour méditerranéen, ouverte aux ports de Gênes et Marseille ; la Cévenne gardoise et lozérienne enfin, creuset de la dissidence huguenote, pauvre éternellement malgré ses industries et l'imposante châtaigneraie qui la nourrit de pain noir. Bref, le Midi végète aux environs de 1530 dans une production stagnante, alors que les bouches à nourrir se multiplient.
Les conséquences les plus graves concernent cette propriété moyenne qui se battait encore contre les épidémies, mais guère plus contre la faim, ni contre ses percepteurs. Ses possessions sont la proie d'un double phénomène qui n'ira qu'en s'aggravant jusqu'en 1680 : morcellement d'une part, au gré des partages successoraux, multipliant des micro-propriétaires ; concentration de l'autre, celle des « rassembleurs de terres » profitant de la conjoncture pour structurer de vastes domaines. Dans les campagnes des bourgs et des petits villages l'observation est donc toujours la même, « La moyenne propriété est rongée aux deux bouts, par la petite et par la grande », faisant du Sud « un océan de petites cultures » où les paysans de plus en plus pauvres se pressent aux portes d'un rude salariat.
Dans un tel contexte, en bon observateur des structures, et conscient du reste d'une grande disparité socio-économique au sein même de la classe paysanne, Emmanuel Le Roy Ladurie se pose la question des chemins de la plus-value. Autrement dit, qui tire le meilleur profit de la terre en Languedoc au XVIe siècle ? Il faut pour cela garder à l'esprit que les régimes d'exploitation sous l'Ancien Régime ne reposent pas sur un modèle binaire de type salarié-patron : « dans l'économie ancienne, le jeu ne se joue pas à deux mais à trois : salarié, exploitant (fermier), propriétaire foncier. En terme de revenus : salaire, profit d'entreprise, rente foncière », à quoi il faut ajouter cens seigneurial, taille royale et dîme d'église. La rente foncière est stable, calquée sur la courbe des prix, comme du reste, les dîmes et la taille royale. Le cens seigneurial est, lui, tenu littéralement pour une misère, renvoyant ce seigneur méridional du XVIe siècle à un rôle économique futile et insignifiant, « qui se borne à accenser ses tenures pour une poignée d'orge, une paire de gants ou un verre d'eau, et qui appartient depuis longtemps, dans ce Midi démocratique, au royaume des ombres ». C'est donc l'exploitant, le fermier, le grand gagnant de l'opération, versant peu à ses gens, jamais trop à son maître, il est celui vers qui va le profit. Guillaume Masenx, fermier d'un domaine de la commanderie Saint-Pierre de Gaillac jusqu'en 1550, est, parmi d'autres, « le symbole vivant de l'accumulation primitive du capital », dont l'auteur tire un portrait absolument extraordinaire.
Les paysans du bas de l'échelle sont, eux, doublement victimes : lopins étroits et salaires au rabais. Les désastres qui s'annonçaient dès 1504 n'iront alors qu'en s'accumulant. Le blé, jadis abondant, tarit dans les greniers et les disettes frappent de temps à autres. Les États du Languedoc verrouillent le marché dès les années 1520, en interdisant l'exportation de grains vers les sénéchaussées voisines. Tout ce qui dessert le blé, de manière générale, est sacrifié manu militari, jusqu'à l'éleveur bouté hors des champs moissonnés avec son droit de vaine pâture, abandonné de son traditionnel défenseur, le Parlement de Toulouse qui devant l'urgence n'entend plus guère ses plaintes. Les murettes en pierre qui barraient jadis les terrasses d'olivettes, embrassent désormais les grandes cultures, le vagabond miséreux, errant, pilleur est durement châtié, et tout cela dans un esprit de repli, de protectionnisme étroit qui fait, sans le savoir, le lit de la Réforme. De cette déprise généralisée, l'exploitant triomphant, le fermier astucieux ne jouira que de vanités éphémères, le Languedoc n'enregistrant guère de croissance durable. « L'expansion languedocienne de la Renaissance est un développement de type ancien, multiplicateur de pauvreté ».
Mais sous le ciel radieux de ces plaines déshéritées, une double révolution couve, dont les retombées économiques ne seront pas anodines, celle du Français et de la Réforme. L'une s'ajuste à l'autre au sein d'un « triangle rhodanien, cévenol et bas-languedocien », allant des rives du Rhône à celles de l'Hérault. Touchant d'abord les classes moyennes et riches, grande bourgeoisie et artisanat marchand, elles atteindront progressivement les masses. Le cas de Montpellier en est l'illustration même, foyer bien connu, où bouchers, apothicaires, cardeurs, tisserands forment à la fois le gros des légions calvinistes et le substrat le plus lettré de la communauté urbaine. « La terre nie farouchement l'écriture entre 1550 et 1600. Les structures citadines en revanche, laissent pénétrer sa lumière », faisant des gens de ville la base sociale naturelle du calvinisme. Les Cévennes sont un cas à part – et remarquable – où le ferment de la Réforme s'enracine profondément dès les années 1530, sans distinction de classe. À Ganges, Mende, Alès, une discipline austère, pleine déjà du puritanisme anglais, trempe les caractères dans des eaux nouvelles, débarrassant la spiritualité rurale de son ostentation, ses relents de paganisme, ses réjouissances paillardes, leur substituant « le profit d'entreprise comme critère terrestre d'élection divine », premier esprit de capitalisme que Max Weber avait cru saisir à son époque, et que Fernand Braudel réfutera très vertement.
Le parti huguenot se consolide ainsi – sur un plan marchand – par des offensives régulières sur les biens d’Église, que les États du Languedoc encouragent complaisamment. Moulins et fiefs du grand prieur de Saint-Gilles, baronnie de Sauve, chapellenies gardoises, seigneuries d'évêque, le temporel ecclésiastique passe en grosses bouchées dans le ventre des grands entrepreneurs huguenots, les Barrière et les Pavée à Nîmes, les Fizes et les Bouques à Montpellier. Et avec cela l'accaparement des dîmes et leur mise en fermage, opération juteuse qui rapportera en 1562 dans le seul diocèse de Montpellier près d'un millions de livres, sur fond de guerre contre « l'église papiste ». Les profits des terres catholiques sont allègrement détournés au bénéfice du clergé réformé et de sa riche élite qui, à Montpellier, tient les rennes du consulat et du grand commerce. Que des prélats s'en plaignent aux États de Béziers (1589), et ce sont plus tard des raids armés de huguenots à cheval, pillant des charrettes pleines des moissons nouvelles. C'est un véritable « transfert de dîme » qui s'opère alors, au dépens de paysans convertis qui avaient justement troqué leur ancienne foi pour une libération totale de la dîme du prêtre ! Ils répondront de l'affront par une « grève décimale » généralisée qui, entre 1560 et 1600, laissera des trous béants dans les comptabilités paroissiales de toute la région. « Les rustres prennent au sérieux les promesses des gros bourgeois et marchands, qui attirent à la Réforme nombre d'habitants avec promesse qu'ils seraient libres et francs de payer les dîmes. Ils voient flamber, dès l'été de 1560, les brasiers des registres et des chartes, le coq rouge. Et leur souhait est clair, quelle que soit leur foi : ne plus payer de dîmes, ni à Rome, ni à Genève ». Les évêchés accusent mal le coup, qui sombrent dans l'endettement, la restriction des prébendes et la vente forcée de leurs biens.
Un XVIe siècle en demi-teinte donc, que viendra noircir encore le dur « reflux » du siècle suivant. De 1645 à 1690, c'est d'abord une crise du vin causée par une chute vertigineuse des prix, selon les rapports d'Henri d'Aguesseau, Intendant de la province. Les paysans de Béziers, de Gaillac, de Narbonne lâchent leurs vignes, qui reviennent à la friche, ou claquemurent leur production dans les bourgs. La distillation du marc, manne providentielle de l'eau-de-vie, nouvelle dans la région, parviendra seule à desserrer l'étau, s'exportant jusqu'en Hollande depuis le port de Sète. C'est ensuite le blé chutant brutalement à partir de 1680, et l'huile d'olive à sa suite, le tout sur fond de ralentissement démographique qui annonce un sombre XVIIIe : chute massive des productions globales (1709-1717 étant la période noire), que seul peut contrebalancer, dans les villes surtout, l'existence d'une industrie solide. Importations de blé, sécheresses récurrentes, et surtout disette d'argent sont autant de raisons incitant les fermiers à bâcler les travaux des champs, renoncer aux sarclages, aux amendements, si nécessaires pourtant, faute d'argent.
Le Languedoc connaît alors une vague formidable de désertions qui achèvent de tuer la terre. À la chute du produit brut suit la chute démographique, que misère, épidémies et disettes suivent en cortège. Seules les villes (Montpellier, Marseille) et leurs environs directs ignorent cette récession. Pour le reste, les campagnes du Sud enregistrent une baisse du peuplement de 18% entre 1680 et 1740, et l'effondrement des taillables sur les compoix urbains. La population qui, bon an mal an, n'avait fait que croître depuis le XVe siècle, opère alors un retournement historique. Mais à la différence du Moyen Âge finissant, qui avait vu se redistribuer les terres au profit d'une moyenne propriété, d'extraction rurale, la crise du XVIIIe profite essentiellement aux grands rassembleurs, nobles, robins et bourgeois. Les micro-propriétaires, eux, que l'on avait vu démultipliés jusqu'à présent par le jeu des successions, sont peu ou prou liquidés.
L'exploitation en elle-même ne paye plus, les laboureurs et les fermiers sombrent dans un endettement morbide et les recettes des dîmes s'en ressentent, comme celles des chanoines de Béziers. Le domaine de Viala qui en dépend, illustre tragiquement des faits partout visibles, où des saisies succèdent aux endettements excessifs, et où l'échec des fermages entraîne le retour au faire-valoir direct. Ces fermiers-exploitants, qui étaient pourtant cent cinquante ans plus tôt, les nouveaux Crésus retournent au pain noir. Leur profit est mangé par la rente foncière, les salaires des valets de labours et les emprunts souscrits par force des choses. Comble du malheur, il n'est pas rare qu'une dette traverse plusieurs générations, dans ces temps où le mort saisit le vif, pesant sur une famille durant des décennies par le jeu d'intérêts exorbitants et surtout, la dévaluation continue du prix des grains, bien souvent seule monnaie d'échange des paysans. Le Système Law saura tant bien que mal faire contre-poids, à partir de 1720, en « tuant les créances », mais la fiscalité, dont les prélèvements suivaient jusque là une certaine stabilité, annule ces bouffées d'oxygène en se faisant plus pesante à partir de 1690, entre tailles et capitations que la Monarchie gonfle pour soutenir la guerre extérieure.
Une telle conjoncture prête le flanc aux révoltes, comme celle d'Aubenas en Vivarais, où l'auteur cerne chez les paysans soulevés, une haine toute entière dirigée sur l'impôt et le percepteur. La dîme, l'usure et le roi s'y achètent une absence qui a de quoi surprendre, mais la grogne, essentiellement anti-fiscale, n'est point encore hostile au régime. En 1685, après la Révocation de l'édit de Nantes, elle passe aux montagnes huguenotes, qui s'embrasent aux prophéties apocalyptiques de Miremont et Jurieu, puis aux assauts des camisards « convulsionnaires » de Jean Cavalier. C'est le conflit des Cévennes dans toute sa dimension mystique, irrationnel, fanatique dont avait jadis témoigné les récits passionnants du Théâtre Sacré, et qui conclut ici, une fresque formidable, indépassable, et dont l'ombre tutélaire planera encore longtemps sur les ruralistes du temps, s'il en existe encore...
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le 15 oct. 2024
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