En cette fin de XIXe siècle, les habitants de l’île grecque de Skiathos mènent une existence rude et le sort des femmes n’y est guère enviable. Dans les familles pauvres, la naissance d’une fille est synonyme d’embarras et en avoir plusieurs se révèle une vraie calamité : une fille coûte plus qu’elle ne rapporte, elle signifie l’appauvrissement programmé des parents qui devront se dépouiller d’une partie du peu qu’ils possèdent pour constituer la dot sans laquelle aucun mariage n’est envisageable. Parlons-en, du mariage : bien loin de procurer aux jeunes femmes une quelconque forme d’épanouissement, il ne leur apporte la plupart du temps que renoncement et servitude.


Tout en berçant sa petite-fille âgée d’une quinzaine de jours déjà accablée par le poids de la maladie, la vieille Khadoula repense à sa misérable destinée :



Jeune fille, elle avait été la domestique de ses parents. Une fois
mariée, elle était devenue l’esclave de son mari – et pourtant, par
l’effet de son propre caractère et de la faiblesse de l’autre, elle en
était en même temps sa tutrice. Quand ses enfants étaient nés, elle
s’était faite leur servante ; et maintenant qu’ils avaient à leur tour
des enfants, voici qu’elle se retrouvait asservie à ses petits-
enfants.



Les fils aînés de Khadoula sont partis en Amérique il y a longtemps, sans jamais plus donner de nouvelles. Le plus jeune, un individu veule et violent, finira en prison après avoir poignardé sa sœur et tué un vieillard. Non, la vieille femme n’a pas eu la vie facile, et doter Delchado, son aînée, a miné son énergie en même temps qu'épuisé une bonne partie de ses maigres ressources. Pourtant, malgré les vicissitudes de son existence, Khadoula possède un pouvoir bien à elle. Elle n’est pas pour rien fille de sorcière, elle connait les vertus des simples et des plantes médicinales. Elle sait comment guérir, elle sait poser les gestes qui apaisent. Sage-femme, elle peut aussi à l’occasion se faire faiseuse d’anges pour tirer d’embarras une pauvre fille séduite et lui éviter l’opprobre.


Pour l’heure, elle s’affaire autour de la petite dernière, fillette minée par la coqueluche, troisième enfant et seconde fille de Delchado. Petite bouche inutile à nourrir, "elle est là pour souffrir et nous faire souffrir", pense l’aïeule tout en la berçant. Au fond, sa mort serait une délivrance pour tous, et d’abord pour elle-même, pauvre petite vouée au fardeau propre à son sexe. Ah, dormir enfin après toutes ces nuits de veille, calmer la toux qui déchire ce petit être, enfoncer ses doigts dans sa gorge minuscule et lui apporter le repos éternel, n’est-ce pas, au fond, un acte de charité ?


Une détermination proche de la folie s’empare alors de Khadoula. Désormais Ange de la Mort, la vieille femme, traquée par les gendarmes, torturée par le remords, poursuit néanmoins, à chaque fois qu’elle le peut, son œuvre de délivrance des petites filles , puisqu’après tout, la vie des femmes est l’enfer sur terre. Mais est-ce uniquement la compassion qui la pousse à agir ? N’éprouve-t-elle pas une sorte de joie sauvage lorsque que, jouant les Parques, elle coupe ainsi le fil ténu de ces jeunes vies innocentes ?


Tour à tour guérisseuse ou jeteuse de sort, la figure de la sorcière inquiète du fait de son ambivalence et Khadoula n’échappe pas à la loi commune. Celle qu’on accueille bien souvent en son foyer à bras ouverts (ah, quelle chance de t’avoir trouvée, diront la plupart de ceux qui l’hébergeront durant sa fuite éperdue) apportera souvent le malheur du fait de la mission dont elle se croit investie. Mais plus radicalement, les sorcières effraient parce que, d’une manière ou d’une autre, elles refusent la soumission au pouvoir arbitraire des hommes, présentés ici comme des êtres lâches, violents ou idiots, les autres étant partis chercher au loin une meilleure fortune. Récusant la soumission absolue qu’on exige d’elles, elles représentent une sagesse ancestrale, proche de la nature dont elles tirent leur force. C’est ainsi qu’entre Khadoula et son île existe une étroite symbiose : cette terre indomptée est son refuge, elle en connait les moindres recoins, sources cachées au fond de gorges inaccessibles au commun des mortels, chemins escarpés que même les bergers les plus intrépides n’osent emprunter, ce qui nous vaut d’ailleurs de somptueuses descriptions de cette nature sauvage et secrète, vibrant encore de l’écho de divinités antiques, nymphes et dryades. Mais face au poids des traditions et du patriarcat, la partie est devenue trop inégale et la puissance de Khadoula n’est que toute relative : c’est pourquoi elle cherche à mettre fin à la tragédie féminine par la seule arme qui soit à sa portée, n’ayant que la mort à offrir, au mépris des lois humaine et divine. Comme on peut s’en douter, elle paiera au prix fort son sacrilège.


Ce court roman, écrit en 1903, est considéré comme l’œuvre-phare d’Alexandre Papadiamantis. On ne peut qu’être frappé par la lucidité très moderne pour l’époque avec laquelle l’auteur envisage la condition féminine dans ces îles grecques encore écrasées par le poids des traditions. Cette situation, on la retrouve hélas encore aujourd’hui dans certaines parties du monde, en Inde notamment où naitre fille est encore bien trop souvent considéré comme une malédiction et où les avortements sélectifs, infanticides ou abandons de petites filles sont monnaie courante. Les Petites Filles et la Mort est un roman peu connu en France : il en est question dans Sorcières de Mona Chollet, à qui je sais gré de cette belle découverte.

No_Hell
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le 15 sept. 2019

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LouKnox
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Critique de Les Petites Filles et la mort par Lou Knox

Tu sais minou je viens de lire l'histoire de Khadoula, qu'on appelle aussi Francoyannou, enfin Yannou c'est toi qui choisis ce que tu préfères et en fait le titre en français il est pas très correct...

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