Les Scarifiés est le 2e volume de la série consacrée au monde de Bas-Lag, et probablement mon préferé. On y suit Bellis Fredevin, une traductrice qui fuit la ville de Nouvelle Crobuzon (pour des raisons non étrangères aux évènements de Perdido Street Station) et se fait shangaïer vers Armada, fantastique cité-navire, composée de centaines de bateaux reliés les uns aux autres, qui arpente les mers au gré de ses manoeuvres de piraterie. Au travers de Bellis, on se fait le témoin de cet endroit étrange et fabuleux qu'est Armada, alors que la ville se trouve à l'aube d'un immense projet qui pourrait chambouler sa nature même.
Le récit est moins une aventure qu'une chronique, celle des péripéties de la ville, dont les enjeux vont se dévoiler au fur et à mesure du livre, et dont Bellis est moins actrice que spectatrice, voire catalyseur.
On retrouve le goût pour l'étrange et le baroque de Miéville, qui dispose ici d'un excellent matériau pour broder une mosaïque de créatures et de personnages à la fois terrifiants et fascinants (que celui que la notion d'homme moustique lise le bouquin, moi j'en fais encore des cauchemars). Miéville invoque l'horreur à la manière d'un Lovecraft, évoquant notamment ses nouvelles les plus maritimes (Dagon, Le Cauchemar d'Innsmouth) notamment, mais au lieu de laisser l'imagination du lecteur travailler sur la base des descriptions vagues que proposaient le maitre du fantastique, il n'hésite pas à mettre à profit son imagination foisonnante pour détailler d'incroyables concepts qui lui seul aurait pu inventer. Il jongle ainsi avec brio entre des descriptions détaillés satisfaisant la curiosité vaguement morbide du lecteur et des mentions de lieux ou de créatures puissamment évocatrices mais volontairement mystérieuse, entretenant cette même curiosité.
C'est aussi une fantasy très dure. A la différence d'un monde conte de fée, avec Elfes et Dragons parcourant un monde enchanté, on est ici dans de la fantasy "post-industrielle", où toutes les promesses d'un monde magique ont été trahies ou perverties. Bas-Lag compte beaucoup plus de monstres que de créatures magiques et ce que ces monstres ne rendent pas terrifiants, les hommes s'en chargent. Ainsi les recréés, ces condamnés qu'une justice décadente s'amuse à affubler de prothèses mécaniques ou biologies handicapantes, sensées refléter leur crime. Le monde de Bas-Lag est cassé, et ses personnages ne sont pas en reste. Peu d'entre eux sont aimables (à commencer par la froide et misanthrope narratrice) et aucun n'est admirable. Pas de héros chez Miéville. Et pourtant, au milieu de cette laideur, on trouve des éclats de beauté, comme cette histoire d'amour entre un jeune matelot et une recrée, ou bien la renaissance d'un recrée à travers sa rencontre avec l'élement marin, ou même Armada elle-même, cité flibustière et libertaire, fondée sur une idéal d'égalité qu''elle seule offre en ce monde.
Miéville tâte de ses thèmes favoris, comme le langage, un sujet qu'il a cultivé dans ses études. Bellis est avant tout traductrice et sera la clé du projet d'Armada grâce à la compréhension d'un manuscrit écrit dans une mangue oubliée. Autre thème fort: la Ville en tant que creuset culturel et social. Il y a eu Nouvelle Crobuzon dans Perdido Street Station, et même si cette dernière reste un élement important des Scarifiés, comme une ombre dont on ne peut se défaire, c'est au travers d'Armada que Miéville questionne ce qui fonde l'identité d'une ville, et ce qui fait que des individus et des communautés s'y mêlent.
Le livre n'est pas parfait. La plupart des descriptions trainent en longueur et souffrent d'être remplies de qualificatifs pompeux (un autre hommage à Lovecraft) et certains dialogues sont franchement navrants. Mais l'imaginaire et la puissance d'évocation de Miéville compensent aisément ces quelques faiblesses littéraires.
Un classique, à lire et à relire pour ceux qui aiment quand la fantasy sort des chemins battus et embraye sur des travées plus sombres.