On peut prendre un peu de tout, car il y a un peu de tout

La question qu'on peut légitimement se poser, une fois la dernière page tournée, porterait d'abord sur le but de l'auteur : qu'a-t-il voulu écrire au final ? Un roman ? Un récit réel ? Une fiction ? Ou bien même une sorte d'autobiographie où se mêlent éléments vrais et éléments fictifs, un peu comme dans la Recherche du Temps Perdu de Proust, à laquelle on ne peut s'empêcher de penser lorsqu'on lit les longs paragraphes, les longues phrases dans lesquelles on se perd (mais sans les points-virgules), et surtout la dernière scène, dans le train, où le narrateur, en phase avec celui de la Recherche, visualise ce qu'il va écrire. La fin du récit aboutit au début de l(a ré)écriture du récit réel.
Et c'est bien la quête du passé qui anime tout le bouquin. Pourquoi ce journaliste, qui n'est autre que l'auteur, s'acharne-t-il à chercher la vérité sur un détail de l'histoire espagnole ? Pour Cercas, dans tous les romans, il y a une question à l'origine, et le roman cherche à répondre à cette question. Mais hélas, il n'y a jamais de réponse claire et limpide à la question. Pour citer Cercas, "le romancier est le contraire du politicien". Là où le politicien est celui qui résout les problèmes, trouve la meilleure solution à un problème, le romancier est un type qui trouve un problème complexe et le rend encore plus complexe.
Ce roman est-il à considérer comme un roman d'apprentissage ? Oui, dans la mesure où l'auteur se construit petit à petit, en même temps qu'il fait son bouquin. Du début à la fin, il s'acharne à se coller l'étiquette de journaliste, et lorsqu'on lui demande s'il écrit, il ne peut s'empêcher de répondre de manière agressive, tant ça le gêne (ou frustre), probablement, de ne pas parvenir à être écrivain dans son esprit. Mais Bolano, ah Bolano, soutient qu'on ne cesse d'être écrivain, même si le narrateur ne veut pas le croire. Dans le livre, Bolano dit qu'"un bon journaliste est un bon écrivain, mais un bon écrivain n'est pas un bon journaliste". Le romancier dit des mensonges, invente, c'est une nécessité, alors que le journaliste doit donner la vérité. Pour Cercas, dans les romans, il y a une vérité littéraire, qui n'est pas forcément la vérité historique. Il cite d'ailleurs Plutarque : "La poésie, la fiction, c'est une tromperie dans laquelle celui qui trompe est plus honnête que qui se laisse tromper".
Ce qui suit aussi, je le tire de la conférence, et ça peut aider à comprendre, qui sait, le roman. Dans l'article Wikipédia de Javier Cercas, il est marqué (de manière assez emphatique, je dois avouer), que "à quinze ans, la lecture de Jorge Luis Borges marquera son écriture à jamais.". L'auteur explique lui même que Borges, pendant près de cinq ans après sa découverte, a été un frein à son écriture, c'est -à-dire qu'il considérait, à tort, que ça ne servait à rien pour lui d'écrire puisqu'il ne ferait pas mieux que Borges. C'est comme un anglais face à Shakespeare. Il savait qu'il ne pouvait faire mieux, donc ça l'avait paralysé. Après ma lecture, j'ai l'impression qu'on retrouve un peu ce défaitisme dans le roman, cette idée que l'auteur ne parviendra jamais à la fin de son bouquin, et donc que ce n'est pas la peine de s'acharner à écrire. D'ailleurs, il fait ce constat intéressant : lui même est animé par cette quête de vérité, mais plus pour lui que pour le bouquin, car même sans la vérité sur la question, il pourrait donner de fausses infos pour achever son livre, comme dit Bolano...
Et nous lecteur, au final ? Qu'est-ce qui nous intéresse dans ce bouquin ? Connaître la vérité et savoir les intentions du soldat républicain ? Oui, en quelque sorte, mais on ne peut pas s'en contenter. D'ailleurs, ce serait totalement stupide, selon moi, de se contenter des faits, de l'intrigue, et de négliger toute la réflexion sur l'écriture qui découle de ces événements. L'auteur se découvre petit à petit tout au long du bouquin, mais ce livre est avant tout un miroir, le lecteur ne lit pas les livres, mais c'est le livre qui lit le lecteur. On se découvre avec le bouquin, une sorte d'outil aidant à l'introspection.
La vision de Cercas du roman est éloignée de la conception actuelle. Le meilleur roman qu'il ait lu est Jacques le Fataliste (Diderot), qui est pour lui un roman "primitif", un livre très flexible qui peut-être comparé à un monstre omnivore. "C'est un plat dans lequel on mange de tout parce qu'on a mélangé un peu de tout". De plus, Cercas pense que tous les romans sont autobiographiques, non pas dans le sens primaire, mais dans le sens où le romancier part de sa propre vie, où l'auteur s'incarne à travers tous les personnages de son livre.

***

Voilà, j'ai grossièrement tiré une analyse des Soldats de Salamine grâce à l'entretien auquel j'ai assisté de Cercas. Je ne pense pas avoir déformé les propos de l'auteur, dans la mesure où je le cite avec ses propres termes, mais il peut toujours y avoir des erreurs, et dans ce cas, tapez-moi sur les doigts. Après, on peut aussi faire le bilan du livre sans écouter l'auteur.

J'ai beaucoup aimé ce livre parce que, comme l'auteur, on part à l'aventure, sans savoir vraiment où l'on va, on le suit au fil de sa pérégrination. On suit la vie d'un homme qui semble incertain, ou plutôt, qui se trompe de certitude, soutenant qu'il n'est pas écrivain. Mais nous lecteur, on sait déjà la réponse, puisqu'on tient le livre entre les mains, et on attend la révélation de la vocation impatiemment, comme dans le Temps Retrouvé, et celle-ci n'arrive vraiment qu'à la dernière page. (Encore une fois, on peut revenir sur le style simple, efficace, mais bien maîtrisé de l'auteur ; ses longs paragraphes, ses longues phrases.)
Ce roman, est-ce le roman d'une vie, celle de l'auteur, ou de plusieurs vies ? Au fond, l'histoire des soldats de Salamine peut n'être qu'un prétexte à l'écriture. La recherche de la vérité pourrait très bien s'arrêter à la fin de la deuxième partie. Mais qu'est-ce qui pousse le narrateur à chercher absolument la vérité ? Peut-être cherche-t-il le héros de l'histoire ? Et s'il y en avait plusieurs dans ce livre ? Tout personnage, de Mazas à Miralles, en passant par Bolano et le narrateur, peuvent être héros de ce livre, en plus d'être des personnages principaux. Mais qu'est-ce qu'un héros ?
Et je pense qu'il y a encore beaucoup à dire sur ce bouquin, mais bon, mon compte-rendu est déjà assez conséquent, je préfère laisser un peu la parole aux autres... Parce que je suis sûr que je me pose encore des questions inutiles, auxquelles on a déjà eu des réponses, certes lacunaires, mais qui peuvent apparaître satisfaisantes pour certains.
Penpen
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le 29 avr. 2014

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