Les trois arbres de Palzem est une compilation de chroniques, en général journalistiques, rédigées par Giono au tournant des années 50 et des années 60. Comme dans les Terrasses de l'île d'Elbe, également rééditées chez L'Imaginaire, les courts textes rédigés par Giono évoqueront tour à tour les mythes publicitaires et les horreurs de la vie post-industrielle, le décor fantasmatique de ses Alpes aimées, les désirs noirs qui sommeillent dans nos cœurs brutaux ou la simplicité qui enchante la vie derrière un bel arbre, un bon livre ou un fruit qui a du goût (c'est la même chose).
Giono développe dans ses chroniques une philosophie hédoniste de la recherche du plaisir qui, en soi, ne diffère à peu près en rien dans ce que la vraie pensée épicurienne aura développé : il s'agit de jouir avec modestie, pauvrement le cas échéant, d'un quotidien naturel et simple qui sait s'offrir avec beaucoup de douceur et de profusion sage dès lors que la main de l'homme a su ne pas y imprimer un changement trop radical.
L'originalité et le talent de Giono proviennent des multiples chemins de traverse qu'il emprunte pour illustrer cette idée, et pour un livre de chroniques de journaux, Les trois arbres montrent une diversité formelle très particulière qui les rapproche presque du recueil de nouvelles. On accédera par exemple à un rêve surréaliste et sanglant, faisant passer les grands de ce monde collectivement par un grotesque mixeur géant, que n'aurait pas renié Boris Vian. L'évolution d'un anarchique verger demi-sauvage dans un village alpin vers la grande entreprise d'exploitation fruitière revêtira les oripeaux du conte pour nous faire conclure qu'on crève de nos ulcères à produire la merde que l'on mange, sans même que l'intérêt capitaliste de la démarche ne soit bien établi. Le prétexte de la description de quelques pommes et de la manière de les consommer dérapera vite en commentaire alchimique et presque science-fictionnel sur le manque de poésie de l'atomique. Et on en passe.
Alors bien sûr, comme tout livre réunissant fondamentalement des billets d'humeur, le recueil de Giono est un livre de posture et il n'est pas dit qu'on déploiera systématiquement la même adhésion, la même complaisance pour des idées et des peintures saillantes qui ne renient jamais leur profonde subjectivité, voire leur impressionnisme : Giono ne se prend pas pour un bâtisseur de systèmes, il sent, il livre, il bougonne et étrille mais, au fond, ne se préoccupe guère de savoir s'il sera suivi ou non. Dans tout son antimodernisme, il sait pertinemment que le siècle a avancé et se moque bien de ceux qui se laissent prendre dans le flot. Il converse sur un coin de table de ferme. J'épouse à l'identique ses réflexions anarchistes et contestables sur la similarité et la vicissitude des puissants au-delà des systèmes politiques, sur la prévalence de l'individu devant le nombre (astucieusement convoquée dans une série de paradoxes presque chestertoniens), sur l'actualité éternelle et réitérée de la lecture, et sur bien d'autres choses ; je ris beaucoup et avec une sincérité pleine de réelle sympathie devant la mauvaise foi et le relativisme boudeur de son antiscientisme. Je ne suis pas touché lorsqu'il veut étendre cette méthode aux systèmes de croyance.
Mais, de toute façon, qu'importe. Giono est un épicurien digne, et il faut savoir l'aimer pour ça. L'anarchie se porte très doucement en mai.