À travers un entretien fictif entre Marco Polo et Kublai Khan, Italo Calvino invite le lecteur à un voyage urbain, coloré de saveurs, de goûts et de paysages lointains et pourtant si près. Les villes invisibles sont une ode à l’imagination, une invitation à continuer le voyage avec ses propres villes.
Avec Les villes invisibles, Italo Calvino signe un ouvrage inclassable, ni une fiction, ni un récit historique, mais plutôt un voyage philosophico-onirique. Alors qu’il achève sa trilogie Nos ancêtres en 1959, il tourne le dos au passé, commence à s’intéresser aux expérimentations littéraires de l’Oulipo, et rédige Les villes invisibles en 1972. Dans le récit, il y a un peu de Borges avec cette imaginaire fantasque, un peu d’Huxley avec ces villes aux sonorités dystopiques, et beaucoup de Marco Polo, duquel il fait son personnage central tout en s’inspirant de son Livre des merveilles (1298) dans lequel il retrace ses explorations en Chine. A l’entrée de ce livre, se dresse une porte où il est écrit : « Acceptez cette traversée de l’imaginaire ou renoncez au rêve». Le voyageur curieux ouvre cette porte et commence à arpenter ce labyrinthe fait de villes qui se situent à la lisière de la fiction et de la réalité. Un pied sur terre, la tête en l’air. Ce labyrinthe de description urbaine est entremêlé de discussions philosophiques imaginaires entre Marco Polo et Kublai Khan, empereur des Tartares, lequel a commissionné l’explorateur italien de visiter son empire et de lui en rendre compte. Les villes sont nommées, mais uniquement par un prénom de femme. Seul un voyageur aguerri saura quelle ville se cache derrière Isaura ou Despina grâce aux descriptions méticuleuses qui en sont faites.
C’est véritablement un travail d’équilibriste qu’entreprend Italo Calvino, autant par le fond que par la forme. Si les villes ne sont pas nommées, elles sont regroupées sous diverses typologies, comme les villes et les yeux ou les villes continues, qui ne suivent pas d’ordre logique, mais s’enchaînent plutôt au gré de la volonté de l’auteur. Chaque description est à appréhender comme un poème en prose complexe, où les mots fusent, où les sensations s’éveillent progressivement, où le lecteur est plongé dans un univers ni connu, ni inconnu. Le lecteur doit se laisser aller et suivre Marco Polo, le meneur de la danse, qui nous fait goûter aux délices d’Anastasia et aux supplices d’Adelma. Entrer dans le monde imaginaire de Calvino est délicat, déjà parce que la structure du récit est inhabituelle, mais surtout parce que les peintures verbales des villes, aussi complètes soient-elles, laissent la place à l’imagination de chacun. La subtilité avec laquelle l’auteur arrive à mélanger l’arrière-plan historique et la modernité, en abordant des sujets comme la pollution, la surconsommation ou encore le matérialisme croissant, en fait une œuvre tout à fait actuelle. La grâce, la douceur, la finesse dont les mots font preuve rejoignent des questionnements essentiels : quels signes utiliser quand les mots ne suffisent pas ? Comment parler de ce qu’on ne connaît pas ? En fin de compte, les villes invisibles se sont celles qu’on goûte, qu’on sent mais qu’on ne voit pas : elles attendent d’être réveillées.