Claude Manceron n'est pas appelé l'héritier de Jules Michelet pour rien. Je veux dire qu'il suffit à peine de lire les cinquante premières pages du livre puis, au hasard, de les raccorder avec la date de publication pour se rendre compte de l'orientation idéologique littéralement "à bâbooord toute !". Commémoration complaisante du centenaire de la sacro-sainte Révolution française avant l'heure, Les hommes de la liberté est une fresque historique croisant les biographies romancées d'une vingtaine de personnages acteurs d'une manière ou d'une autre du basculement historique de 1789.
La grande particularité de cet ouvrage est que Manceron parvient à marier habilement les sources écrites avec des éléments narratifs offrant ainsi du relief à l'Histoire. Mieux que les biographies de Max Gallo entretenant parfois des liaisons dangereuses avec la fiction, Claude Manceron donne vie à ses personnages grâce à l'appui des sources historiques. L'intégralité des lignes de dialogues sont issues des correspondances privées que l'auteur met dextrement en scène grâce à des découpages et assemblages de missives. Objectivement, et malgré mon opposition idéologique, Manceron a abattu un travail titanesque.
Le déroulement du "récit" est chronologique. Il début en 1774 et remonte mois par mois jusqu'en 1778 pour le présent ouvrage (T1). L'auteur à la manière d'un roman consacre un chapitre à un personnage puis passe au suivant et ainsi de suite (un chapitrage similaire au Trône de Fer si vous voulez). Au fil des pages, le lecteur suit les "aventures" de Louis XVI, Marie-Antoinette, Marat, Diderot, Voltaire, Beaumarchais, Benjamin Franklin, Georges Washington, Mirabeau, Madame Roland, Lafayette, Turgot, Lavoisier, Necker... J'en passe et des meilleurs. Les hommes de la liberté ne présente pas le déroulement de l'histoire en grande pompe comme le plupart des livres du genre mais nous immerge dans les coulisses, dans l'intimité de ces hommes et femmes qui près de vingt-cinq ans plus tard bouleverseront le monde. C'est ainsi que Manceron nous donne à voir les complications sentimentales de Mirabeau et Sophie Monnier, les désirs de voyages de Lafayette méprisé par son beau-père, la solitude intellectuelle de Marat, les tensions publiques et intimes du couple royal, les rêves de la jeune et future Madame Roland ou encore les déroutes militaires de Washington face aux anglais. Bref, nous entrons dans le quotidien de ces figures historiques avec un réalisme surprenant et rien que pour cela je tire mon chapeau à l'auteur.
Malgré tout difficile de passer à côté des jugements de valeur, des insultes parfois même à l'égard de l'aristocratie française. Les attaques ad hominem sont légions, les actes sont passés au crible avec cynisme et dédain, le mépris va parfois jusqu'à la moquerie sur l'apparence physique. Ce n'est pas sérieux ! Si l'on s’efforce de lire entre les lignes, Claude Manceron dresse un portrait au vitriol du régime monarchique sans réelle nuance en s'appuyant toujours sur des exemples choisis sans grand souci d'impartialité. Pour déboulonner la cour à Versailles, décrivons aux lecteurs toutes les bassesses commises en ces temps-là sans jamais tenter de rééquilibrer la balance. Tournons en dérision Malesherbes, Maurepas, Louis XVI, Turgot, Marie-Antoinette et plus généralement la famille royale pour mieux faire ressortir la bourgeoisie éprise de libertés, bientôt dominante, d'ores et déjà prête à remplacer les despotes de naguère pour mieux leur ressembler. Très irritant à la longue car des idiots, des arrivistes et opportunistes, des lâches, des personnes vénales et attachées à leur prébende, il n'y en avait évidemment pas qu'au clergé ou au sein de la noblesse.
Si Manceron procède par le biais de biographies multiples, s'il axe ingénieusement son ouvrage sur l'intime et le vécu, c'est que le faisceau croisé de ces vies lui permettent de brosser le portrait accablant d'un régime autoritaire et à bout de souffle. La conquête de la liberté, le désir d'émancipation politique et intellectuel s'expriment dans la chair même des personnages que nous suivons - tout au long des 750 pages de ce premier volume - comme les grands perdants du monde ancien. La Révolution est présentée comme inéluctable et, par dessus tout, vitale pour la société. Cette lecture linéaire de l'histoire moderne est intéressante car juste sur certains aspects mais peut-être largement remise en question notamment lorsque prime l'idée que la fin justifie les moyens. Combien de morts ? Deuxièmement, la liberté n'a jamais été l'apanage de la démocratie car il y a des libertés dans le régime monarchique mais l'individualisme naissant, résultant des idées des Lumières triomphantes en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, ne peut souffrir de l'idée même de la contrainte ou de la limite. Qu'est ce qu'une liberté sans limite ? Que sont les droits individuels lorsqu'ils sont étendus à l'infini ?
Méfiant, suspicieux à l'égard de cette histoire à deux vitesses qui prétend nous faire croire que la France a débuté en 1789 et qu'auparavant tout ne fut que ténèbres et errances, je concède que l'écriture de l'historien Claude Manceron demeure diaboliquement efficace. Difficile de décrocher une fois que l'on accepte de se prêter au jeu de l'opposition idéologique.
Fiat lux ! L'Homme se défait de ses chaînes, s'émancipe, prône des valeurs nouvelles, bouleverse l'échiquier politique. Il en a fallu du courage. Il en a fallu de l'audace. Mon regard d'héritier - peut-être ingrat - deux cents ans plus tard, m'impose la question : à quoi bon ? Car j'observe, non sans ironie, ces Don Quichotte de la liberté tenter de rendre cette société plus juste au péril de leur propre vie et, en ce qui concerne la Révolution française, au prix du sacrifice de milliers de personnes hostiles au changement de régime. Drôle mais surtout dramatique lorsqu'on observe, actuellement, le résultat de toutes ces espérances folles car finalement rien n'a changé. Une domination en a succédé une autre, une société inégale en a remplacé une première. Ce n'est pas l'actualité qui me contredira en ce mois de mai 2017 : date historique de la défaite du système démocratique et des idées anti-libérales. Dieu n'est pas mort, il a simplement changé de visage et soumet à son omnipotence des milliards d'individus chaque jour. Aux dévots chrétiens se sont substitués les dévots du fric. Alors, à quand la Révolution ?