Je me mis à regarder mes voisins de l’impériale non plus comme des compagnons de hasard, qui s’égailleraient aux stations successives, mais comme les voyageurs mystérieusement choisis pour traverser avec moi l’existence. (II, 37)

Si Pierre Mercadier, ce professeur d’histoire qui quitte sa famille et ses responsabilités pour mener une vie avec pour vertu pour vertu cardinale un individualisme forcené, est le centre de gravité desVoyageurs de l’impériale, le pluriel du titre invite à faire tout autant attention aux autres personnages, aux autres « voyageurs », eux aussi emportés par une mécanique dont ils ne connaissent pas les rouages, à l’étage d’un omnibus, la tête dans leurs rêveries.

En maître romancier, Aragon joue à merveille de ce que lui permet le genre et glisse ainsi, insensiblement, d’un esprit à un autre, d’un point de vue à un autre, d’un fantasme à un autre, fascinant jeu d’échelles psychologiques où le flux de pensées du personnage finit parfois par se substituer au nôtre. La narration semblait-elle omnisciente ? Voilà qu’à la faveur d’une rupture de ton ou de syntaxe, ou de points de suspension, c’est du discours indirect libre, qui restitue avec justesse cette succession d’idées apparemment sans cohérence qui nous assaille dans une nuit sans sommeil.

Plus encore que dans les deux opus précédents, cette acuité psychologique est mise au service d’une analyse des sentiments amoureux qui frappe, elle aussi, par sa finesse – rien d’étonnant, on parle d’Aragon quand même.

Mais ces petits pincements de cœur qu’il avait quand il apercevait près de Reine un homme encore jamais vu, et pas tout à fait caduc, pas nécessairement affreux, l’inquiétaient pourtant : était-il amoureux ? Il savait bien que déjà se le demander constitue un danger : on est amoureux du jour où on cède à ses pensées, où on accepte de considérer que oui, on est amoureux. (Deux mesures pour rien, II, 5).

La spécificité des Voyageurs est néanmoins de dévoyer de façon systématique chacune des amours proposées, de les dégrader soit en passade pour satisfaire une pulsion séductrice (Reine (?)), soit en combine pour faire chanter l’autre (Francesca (?)), soit en obsession maladive et dérangeante (Dora), mais enfin toujours, toujours, en moyens motivés par un intérêt quelconque. Rien ne semble durer, et si parfois les apparences sont trompeuses, il y a dans l’air un tel cynisme que cela en devient parfois lassant. Un homme et une femme ne peuvent finir que par coucher ensemble, peu importe qu’il s’agisse de l’issue d’une cour menée de longue haleine ou bien un coup d’un soir destiné à (r)assurer la virilité du personnage (Pierre, puis son fils Pascal une fois adulte par exemple). Puis, après cette coucherie, les amants ne peuvent que se séparer, de façon concrète ou bien dans un mariage forcément cauchemardesque. Les vies conjugales du livre (Pierre et Paulette, les Meyer, Dora et Jules et finalement Dora et Pierre), en plus de quelques maximes disséminées çà et là dans la narration, vont dans ce sens. Tout principe de fidélité est bafoué. Les Beaux Quartiers nous l’apprenaient déjà, mais de façon bien moins répétitive et agaçante qu’ici, avec des personnages à qui on avait plus volontiers envie de pardonner.

Est-ce parce que le point final de ce livre-ci est posé par Aragon à l’été 1939 ? La noirceur des sentiments dépasse en effet dans ces pages la seule question de l’amour, au risque de tutoyer une forme d’antihumanisme absente des deux précédents opus du Monde réel. Ah, elle est loin la note optimiste qui concluait Les Beaux Quartiers, tant dans la diégèse que par le petit mot final de l’auteur qui célébrait la victoire du Front Populaire. Ici, l’optimisme de Pascal qui se battra durant l’intégralité de la Première Guerre mondiale pour que cette guerre soit la dernière ne peut pas se lire au premier degré : « Le temps de tous les Pierre Mercadier était définitivement révolu et quand par impossible, on pensait à leur vie absurde de naguère, comment n’eût-on pas haussé les épaules de pitié ?

Ce sont tout de même ces gens-là qui nous ont valu ça.

Oui, mais Jeannot, lui, eh bien, Jeannot, il ne connaîtra pas la guerre !

Pascal pendant quatre ans et trois mois a fait pour cela son devoir.

Paris, 31 août 1939 »

L’horreur du début (« Quelle horreur ! », c’est la première phrase, répétée trois fois), comique parce qu’elle est soulignée de façon disproportionnée et qu’elle renvoie à la toute nouvelle Tour Eiffel, est devenue bien réelle. Cette prescience du malheur à venir, soulignée par l’ironie tragique de la date à laquelle l’auteur met fin à son manuscrit, est sensible dans chaque personnage, défectueux à sa façon, y compris l’ouvrier, fait rare chez Aragon, le prolétaire qui vient tabasser sa femme Émilie dans le bordel où elle est venue repriser le linge. Non que les femmes soient ici plus à sauver que les hommes d’ailleurs. À quelques exceptions près (dont cette Émilie), elles sont toutes, les enfants comprises, inconséquentes, nerveuses, séductrices, menteuses, obsessives/obsédées/obsessionnelles, vénales, ou stupides, catalogue de défauts misogynes que chacune possède plus ou moins. Mention spéciale pour Paulette d’Ambérieux, l’épouse de Mercadier, qui les cumule tous et qui est si insupportable que l’on comprend presque que son mari en vienne à l’abandonner, trop prise qu’elle est dans ses convictions et ses caprices, incapable en fait d’accepter le déclassement qu’a représenté son mariage – bien trop prématuré, à vingt ans à peine, avec un homme de dix ans son aîné.

En vérité, j’ai surtout l’impression qu’Aragon vomit tout ce quart de siècle 1889-1914, car les hommes sont également irrécupérables, quoique l’empathie que l’on finit par avoir pour certains d’entre eux soit moins facilement accordée aux femmes – à moins qu’elles ne se suicident, position extrémiste et surprenante, là encore, quand on connaît un minimum le féminisme de l’auteur. C’est sans doute dû à la focale que celui-ci choisit pour raconter son histoire, histoire qui me semble en effet majoritairement médiée par le regard de Mercadier, y compris en son absence – ça n’en est pas moins pesant sur 750 pages.

Quelques instants de répit nous sont accordés dans les parenthèses pagnolesques de la première partie, les vacances du jeune Pascal (11 ans) au château de Sainteville, dans la forêt, les jeux avec les garçons puis les premiers émois avec les filles, l’innocence malgré la vie et ses vices, la pulsion métaphysique de l’enfant qui veut gravir la montagne pour voir « au-delà des choses ». À dire vrai, ce sont des passages un peu longuets que l’on trouvait en substance et de façon plus réussie au début des Beaux Quartiers, dans l’adolescence d’Armand à Sérianne. Dans la seconde partie des Voyageurs, on aura de nouveau un investissement de la narration par l’enfance, avec le regard du petit Jeannot sur la pension tenue par son père, un Pascal devenu adulte, qui perd en poésie ce qu’il gagne en humour, la vision du petit garçon de 4 ans étant plus naïve, plus terre-à-terre, elle saute du coq-à-l’âne, et fait entre les personnages de sa vie des associations qui, pour inattendues qu’elles peuvent être, n’en sont pas moins signifiantes.

Mais bon, « il n’y a plus d’enfants », comme qui dirait, et outre ces respirations, c’est bien la bassesse de l’individu qui triomphe dans Les Voyageurs, à tel point qu’on peut comprendre que Paulhan, le premier éditeur, ait craint, ainsi que le rapporte Aragon étonné dans sa préface, que Mercadier pût représenter l’idéal de l’auteur. Il faut dire que souvent, les événements paraissent donner raison au personnage : la mort de sa belle-mère qui réveille les pulsions avares, plus que filiales, de son épouse ; une femme avec laquelle il se croyait des affinités électives mais qui couche en fait avec tout le monde… Bon, Aragon partage surtout le postulat de son personnage, que c’est l’argent qui tient les hommes (« Les sentiments, ce sont les billets de banque des rapports humains. On en tire, on en tire tant que la presse marche. » (I, 51)), mais Mercadier s’arrête à ce qui n’est pour l’auteur que le point de départ de son engagement marxiste. Or c’est précisément ce mot même d’engagement qui hérisse le professeur d’histoire, qui préfère ne se mêler de rien (pour finalement regretter, au terme de sa vie « n’avoir été pour rien dans tout cela » (II, 41)), ni de sa famille, ni de la politique. Il ira en fait jusqu’à refuser de prendre parti dans l’Affaire Dreyfus (même si, sans le faire exprès, il permettra à quelqu’un de reconnaître pour la première fois l’écriture d’Esterhazy), alors qu’il est le seul ami de Meyer, professeur juif harcelé à l’école et dans le village par les antidreyfusards. La scène apocalyptique où Mercadier quitte tout est la première vraie raison de le détester. Face au déchaînement de haine antisémite, qu’une monstrueuse hypotypose nous met carrément sous les yeux, déclenché par la publication dans le journal local d’une tribune de soutien à Meyer cosignée par quatre de ses collègues, Mercadier se satisfait de n’avoir pas signé ; pour lui, l’Affaire et la brutalisation de son ami sont deux faits distincts, il ne s’y trouve rien de systémique, ce sont deux individus séparés. Pierre reste sourd aux appels à l’aide de l’élève juif tabassé par ses camarades, il a décidé que ce jour-là il quitterait sa vie et rien ne le retiendra. Cette scène de pogrom, dans un livre qui est le premier du Monde réel à parler frontalement de la question antisémite, est magistralement réussie, très éprouvante aussi parce qu’en plus de la violence qui y est déployée, on est comme pris en otage à devoir suivre cet homme odieux que rien ne touche. La société n'existe pas.

Ce sont ces morceaux de bravoure qui emportent le lecteur des Voyageurs, quand « le théâtre de l’homme seul » n’est plus un seul en scène mais bien un entrecroisement de destins qui résonnent tous les uns avec les autres, au gré de coïncidences et de hasards qui sont bien sûr ceux que décide arbitrairement l’auteur lui-même, mais qui sont aussi ceux de la vie, dans tout ce qu’elle peut avoir d’ampleur romanesque, y compris pour les plus minuscules d’entre nous. Car Les Voyageurs de l’impériale, c’est bien d’abord un roman, forme totale, malléable, tentaculaire, seule à même de raconter le vingtième siècle et de raconter Paris, dans de superbes tableaux urbains (façon « quand Bruxelles bruxellait » de Jacques Brel) dont il a le secret.

Mais le roman du Monde réel, ce n’est justement pas la tentation individualiste de Céline/Bardamu qui conclut le Voyage en disant qu’il voudrait « qu’on n’en parle plus », ni celle de la rêverie désengagée de Proust. En nous forçant à avoir la réalité sous les yeux, en nous condamnant à être dans le monde, l’auteur entre en contradiction avec ses personnages, qu’il lui arrive parfois de critiquer vivement et directement. Quand ce n’est pas pour attaquer le « parasitisme » de Mercadier et des siens, c’est pour dire que c’est Meyer qui est « le héros de ce roman » contre toutes les apparences, au début de la seconde partie.

Un anti-romantisme violent et radical couve dans Les Voyageurs, qui fait toute sa puissance. Au milieu du livre, entre la première et la seconde partie (« Fin de siècle » et « Vingtième siècle ») se trouve un petit intermède, « Deux mesures pour rien », qui suit Mercadier immédiatement après sa fugue, à Venise puis à Monte-Carlo. Cette rare échappée du Monde réel hors de la France n’est finalement là que pour « rien », effectivement, sinon réfuter le caractère romantique, la puissance imaginaire de ces deux villes, pour affirmer au contraire leur caractère romanesque, donc réaliste (dans la pensée d’Aragon), les soumettre aux mêmes lois humaines de l’argent, de la dissimulation que Paris et la province, déjouer complètement ce à quoi s’attend le lecteur, à tous les niveaux, avec une Venise pluvieuse méconnaissable. Les deux villes ne sont d’ailleurs que faussement étrangères : à Venise, Pierre rencontre une jeune fille francophone, et Monte-Carlo, par son cosmopolitisme, ressemble à tout et à rien. Les espoirs et les contes sont plus généralement salis et viciés : Dora, la mère maquerelle du bordel Les Hirondelles où Mercadier se rend dans la deuxième partie, est d’abord attendrissante, avec ses rêves à la vie qu’elle n’a pas pu mener, sa façon de projeter une vie merveilleuse de princesse dans son petit pavillon secret de Garches qu’elle nomme dans sa tête le château, à rêver, à soixante ans, au prince charmant qui la sortira de là. Mais le rêve n’est plus possible.

Peu à peu, ses anciennes chimères vinrent se tresser avec son nouvel amour. La villa de Garches devint le décor naturel du roman qui naissait en désordre comme de la mauvaise herbe dans sa tête détraquée. Le conte de fées avait à la fois son château et son prince charmant. Mais d’étranges chauves-souris rôdaient sur la légende, et la Belle au Bois dormant ne serait jamais rendue à la jeunesse, pour toujours prisonnière du maléfice de l’âge, du monde et de la saloperie. Elle délirait dans une nuit qui n’aurait plus de fin et ressemblait bien plus, époussetant les meubles de Garches, à un fantôme qu’à une princesse enchantée. (II, 15)

Ailleurs, ç’aurait été tragique. Ici, ça devient juste grotesque. Grotesque parce que tous ces hommes et ces femmes sont pour Aragon ceux qui, par leur religion de l’individu, ont conduit le 20ème siècle à naître dans le sang de la Première Guerre mondiale, par leur désintérêt ou leur fuite face à ce qui se préparait, à ce que tous voyaient qu’il se préparait – ce que l’on voit bien ici ! Certains l’attendaient, d’autres s’en foutaient.

Il faut donc bien 750 pages à Aragon pour enterrer cette « Belle Époque » proclamée telle a posteriori, pour nous rappeler tous à la réalité et pour affirmer que c’est bien l’individu qui n’existe pas.

Poivron-du-parc
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le 21 août 2024

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Gédéon

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