De la centaine de pages (écrites gros) de ce roman/nouvelle, cet extrait est particulièrement révélateur :
« Je me suis rendu compte plus tard – bien rapidement certes – que ce regard qui embrasse, ce regard qui attire comme un aimant, qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, ce regard de séducteur-né, tu le prodigues à toute femme qui passe près de toi, à toute vendeuse qui te sert dans un magasin, à toute servante qui t’ouvre la porte ; je me suis rendu compte que chez toi ce regard n’a rien de conscient, qu’il n’y a en lui ni volonté, ni inclination, mais que ta tendresse pour les femmes, inconsciemment, lui donne un air doux et chaud, lorsqu’il se tourne vers elles. Mais moi – enfant de treize ans -, je ne soupçonnais pas tout cela : je fus comme plongée dans un fleuve de feu. Je crus que cette tendresse ne s’adressait qu’à moi, à moi seule ; cette unique seconde suffit à éveiller la femme en l’adolescente que j’étais, et cette femme fut à toi pour toujours. »
Il s’agit d’une femme qui envoie une lettre désespérée à l’homme qu’elle chérit depuis toujours, mais qui ne l’a jamais reconnue. C’est un homme sûr de son charme dont elle fait connaissance à l’âge de 13 ans, qu’elle rencontrera à nouveau quelques années plus tard et avec qui elle partagera quelques nuits de passion amoureuse. Cette expression est fondamentale, car Stefan Zweig fait sentir comment la narratrice considère cet homme :
« Tu étais pour moi – comment dirais-je ? toute comparaison serait trop faible -, tu étais, précisément, tout pour moi, toute ma vie. »
« Je savais tout de toi, je connaissais chacune de tes habitudes, chacune de tes cravates, chacun de tes costumes ; je connus et distinguai bientôt chacun de tes visiteurs et je les répartis en deux catégories : ceux qui m’étaient sympathiques et ceux qui m’étaient antipathiques ; de ma treizième à ma seizième année, il ne s’est pas écoulé une heure que je n’ai vécue en toi. »
Or, de son côté à lui, c’est le néant, passion non partagée :
« … car l’amour pour toi ne peut être que quelque chose de léger, revêtant la forme d’un jeu et dénué d’importance ; tu redoutes de t’immiscer dans une destinée. Tu veux t’abandonner sans mesure à toutes les joies du monde, mais tu ne veux pas de sacrifice. »
L’homme n’accorde qu’une importance relative et passagère à ce lien. En habitué de la séduction, il considère probablement que d’autres lui succéderont et qu’il n’a pas à s’en faire.
Ce qui fascine dans ce texte, c’est l’extraordinaire crédibilité obtenue par ces mots écrits par un homme se mettant dans l’esprit d’une femme. On sent l’urgence, le désespoir, la fébrilité et la passion dans chaque phrase. Des phrases qui ne sont pas spécialement courtes (voir le premier extrait), mais qui captivent l’attention du lecteur (et celle de son destinataire, comment en douter ?) Ce sont les mots d’une personne qui vide enfin son cœur pour la seule personne qu’elle regrette encore de perdre à jamais.
Ce qui fait peur dans ce texte, c’est l’état dans lequel l’esprit humain peut mettre une personne (ici il s’agit d’une femme, mais un homme peut également succomber à la passion). Pour la narratrice, il est clair que dans sa vie, seul compte le fait de pouvoir tout partager avec celui qui occupe son cœur (son esprit). Elle ne vit que pour lui. Et elle se donne entièrement dès que c’est possible. Tout ce qu’elle vit, fait, pense, l’est par rapport à lui. C’est une obsession qui a un caractère maladif, puisqu’elle emprisonne l’être qui en est atteint. Eh oui, atteint comme on l’est d’une maladie (voir les symptômes). La vraie question est donc de savoir comment se situer entre l’amour et la passion. La passion est destructrice alors que l’amour est (devrait être) constructif. Si Stefan Zweig nous suggère de nous méfier de la passion, il ne nous livre pas la clé de ce sentiment complexe qu’est l’amour.
Reste donc à vivre aussi bien qu’on le peut et, pourquoi pas, relire cette inoubliable « Lettre d’un inconnue ». Le constat sur les relations hommes/femmes est assez désespérant. Légèrement trop larmoyant et pathétique à mon sens pour attribuer la note maxi.
Enfin, le grand Max Ophuls en a réalisé une magnifique adaptation cinématographique, où les quelques modifications par rapport au texte, ne changent rien à la force de l’histoire.