Une seule question, une seule:
N'aurais-je plus qu'à mourir si l'on m'interdisait d'écrire?
Voilà ce que Rilke demande à son jeune correspondant au tout début de cet ouvrage, recueil de lettres signées de la main de Rilke, adjointes sans les réponses qui lui sont retournées.
L'écriture est sacrée pour les poètes: elle est une activité qui vous prend tout entier et vous engage dans un processus de réflexion où le moi discute avec le moi, et construit un réseau de pensées personnelles et uniques. Elle touche à ce qu'il y a de plus profond chez l'individu, elle dévoile les pensées intérieures par une projection sur le papier de ce qui reste le plus souvent contenu dans votre esprit. Par l'écriture, on extériorise notre intériorité.
Voilà pourquoi le poète qu'est Rilke, envisage l'écriture comme une activité absolue et nécessaire. Mais il faut entendre nécessaire au sens de caractère vital, absolument requis pour la santé. Car à la question posée d'entrée, il est bien évident que la réponse est oui: autrement dit, il n'y a pas de vie possible sans l'écriture.
Et pourtant.
L'appétit d'écrire englobe un refus de vivre.
disait Roquentin dans la Nausée. Sartre entendait par là que toute activité littéraire engageait le sujet au point que celui-ci ne vivait plus dans le réel, mais au contraire, qu'il était voué à rester enfermé dans le monde idéel des mots et des représentations. Le poète apparaît donc comme un martyr, puisqu'il est celui qui sacrifie sa vie pour l'activité poétique, cette cause qui le dépasse et qui lui apparaît pourtant comme étant une nécessité.
La question n'est pas de savoir si cette nécessité proclamée est déterminée par la prétention de l'individu ou par une essence objective particulière. Mais il faut plutôt interroger cela du point de vue de la valeur d'une oeuvre. En effet, c'est sous le spectre de cette notion -la nécessité d'écrire- que l'on pourra dire d'une oeuvre si elle est réussie. Rilke transmet ainsi un discours profondément humaniste sur l'écriture: tout le monde peut être poète, tant que cela est vécu comme quelque chose de nécessaire. Le poète est celui qui s'est reconnu comme nécessairement poète, et qui se sacrifie tout entier à l'activité poétique.
Cette définition se retrouve jusque dans les oeuvre les plus grand-public, puisque c'est également la même que celle soutenue par le très redouté critique Anton Ego dans le film d'animation Ratatouille (2007) des studios Pixar:
Tout le monde ne peut pas devenir un grand artiste. Mais un grand
grand artiste peut surgir de nulle part.
Difficile d'imaginer une perception plus modeste que celle que Rilke engage ici à propos de l'écriture, et qui nous remet en question sur les hiérarchisations trop rapidement faites, et rarement repensées, que le monde artistique connaît encore de nos jours.
So long, amis poètes !