J’entendais des sons de cloche variés à propos du curieux personnage qu’est Idriss Aberkane, qui semble tant agacer, mais aussi fasciner. Invité partout, Aberkane se voit offrir des tribunes dans des grands médias (télé, Le Point) mais est aussi largement critiqué sur la forme et le fond par un public plus scientifique, notamment pour ses multiples fraudes au CV.
Est-il donc (A) un de ces nouveaux Intellectuels affûtant une pensée globale sur le monde, ou (B) un charlatan beau-parleur faisant dans le bullshit ? A la lecture de cet essai “Libérez votre cerveau” : c’est très probablement la réponse (B).
“Libérez votre cerveau” est un essai foutraque, mal écrit, qui tente de vulgariser les sciences cognitives mais dont on ne retient rien ou presque tant il manque de pédagogie.
Car Idriss Aberkane ne sait pas vulgariser. Il tire sur des pages et des pages des concepts très simples au point de les rendre trompeurs par la multiplication d’analogies, mais au contraire n’introduit pas, ni ne développe, les mots et concepts beaucoup plus difficiles qu’il évoque, dont on ne pourra donc rien retenir. On croirait lire le rapport TPE d’un lycéen qui, ne maîtrisant pas certains concepts, aurait considéré plus prudent de paraphraser voire copier la prose de ses sources. L’absence totale de sens dans la structure globale à l’essai rend encore plus difficile l’assimilation des concepts évoqués. Je ne suis pas “neuroergonome” comme M. Aberkane, mais je n’ai pas l’impression que passer du coq à l’âne en permanence aide à retenir les idées...
Mais encore eût-il fallu que la “neuroergonomie”, la “neurosagesse” ou autres concepts fumeux ait quelque sens que ce soit. Car jamais, malgré la répétition du terme “neuroergonomie” il n’en précise les contours. Quelles sont les bonnes pratiques ? Les leviers à actionner ? Il explique avec grand détail les enjeux à venir de l’ergonomie (éducation, mémoire) mais jamais en quoi ce qu’il appelle la « neuroergonomie » peut changer ces domaines ou comment. On a donc l’impression de n’avoir rien appris sur la façon de “libérer notre cerveau”, et l’on sort du livre avec le sentiment pénible qu’il n’est qu’une vitrine où l’auteur markète ses concepts fumeux pseudo-scientifiques.
Par ailleurs, il semble régner dans le livre une certaine confusion dans les termes utilisés, entre nerfs, neurones, cerveau, système nerveux qui n’aide pas à mettre les choses au clair, d’autant que les termes ne sont pas vraiment introduits.
Un vrai chercheur a d’ailleurs a pris le temps de faire le point sur les nombreuses erreurs du livre, de nature à tromper le public de ce livre, essentiellement non-savant :
http://hemisphere-gauche.blogs.liberation.fr/2016/10/31/une-critique-consanguine-du-livre-didriss-aberkane/ Cette nouvelle m’a fait passer de 4 à 3 la note de ce bouquin qui n’avait clairement pas besoin de ça.
Mais encore, on pourrait conserver un peu d’indulgence face à un mauvais ouvrage de vulgarisation... Sauf qu’Aberkane n’en reste pas là, et la deuxième partie de l’essai a pour ambition de développer un point de vue sur l’apprentissage et l’éducation notamment. La dernière partie alterne collection d’anecdotes, rapports d’expériences scientifiques, incantations mystiques à sacraliser le cerveau et lieux communs ; c’est d’ailleurs là où il est le plus pertinent).
Passée la phase de mauvaise vulgarisation, on aborde donc la partie “qui fâche”. Aberkane prend position, pose une suite d’affirmations péremptoires infondées car non prouvées. Évidemment dans le lot, il y a quelques idées intéressantes (mais encore heureux vu les dizaines de thèses jetées en vrac au fil du livre) mais aucune n’est vraiment prouvée, sourcée ou même approfondie. Prenons quelques exemples.
Typiquement, Aberkane sacralise le cerveau et ses fonctions, en donnant la gênante impression de brasser du vide. Cette sacralisation se manifeste par des jugements de valeur péremptoires du style “l’homme vaudra toujours plus que la somme de toutes les machines”, “nous devons le respect à notre cerveau”, jusqu’au délirant “aucune organisation n’a le droit de brûler vos nerfs” (?). Comprenne qui pourra !
Idriss Aberkane promeut sans nuance le biomimétisme, croyance consistant à considérer que la nature est la meilleure organisatrice qui soit, et donc que copier les mécanismes biologiques est la meilleure façon d’améliorer les systèmes. Ce qui est gênant avec cette idée, c’est qu’elle méconnaît les logiques de l’évolution : la nature n’optimise pas parfaitement les processus (sinon par ex, pourquoi les hommes auraient autant de problèmes de digestion ?). L’évolution ne se contente que de favoriser les individus possédant les gènes qui leur permettent de survivre et de se reproduire favorablement par rapport aux autres : c’est une sélection de ce qui suffit à faire mieux, et pas une création de ce qui est le mieux. Ce qui ne veut pas dire que la nature ne peut pas être une source d’inspiration ; mais la consacrer par défaut comme le “mieux”, c’est une posture dogmatique.
De façon plus grave, Idriss Aberkane appelle à ne pas écouter les spécialistes, ce qui est en plus d’être très bête (pourquoi le croire lui, si on ne doit pas croire les spécialistes ?) est assez dangereux, comme le prouve le triste état de désinformation subie par une partie de l’opinion quant à la covid, situation pour la quelle il a lui, dans les pays francophones, une part de responsabilité (voir sa défense sans nuance, en décembre 2020 encore, de Raoult contre le reste du monde).
Mais un ouvrage si rempli de jugements de valeur jamais étayés ni prouvés devrait suffire à conduire les moins sceptiques à, au moins, se méfier et ne pas croire sur parole un tel individu... En fin de compte, on a du mal à se décider : Aberkane est-il très sûr de lui ou au contraire souffre-t-il d’un gros complexe d’infériorité ? Car il se met beaucoup en avant, lui et son CV gonflé à l’hélium, mais en même temps étale son savoir à un point tel que cela en devient ridicule.
Pour finir sur la forme, l’auteur recourt ad nauseam à de figures de styles bateau (ex: « ce n’est pas à la nature de produire comme nos usines mais à nos usines comme la nature »). L’utilisation clairement abusive des chiasmes (au moins un vingtaine, et j’ai dû en oublier...) donne l’impression de lire une anthologie de slogans pseudo-scientifiques. Mais le comble est la pédantrie avec laquelle il essaie d'impression le monde en écrivant sous forme de formules pseudo-mathématiques un concept trivial comme le fait que l'acquisition de la connaissance dépend du temps et de l'attention...
Cela dit, malgré son plan décousu, il y a quelques constantes dans “Libérez votre cerveau” : des termes fumeux jamais définis (neurofascisme, neuronaissance..), des métaphores simplificatrices qui côtoient des termes savants jamais expliqués, des jugements de valeur à l’emporte-pièce justifiés par un proverbe soufi ou un chiasme manichéen, des phrases-slogan populistes qui remettent en cause sans nuance la méthode scientifique ou tout ce qui s'apparente à "l'ordre établi" - sans rien proposer de constructif en retour -, la rigueur et l’exigence imposées en science et l’éducation au profit d’une “créativité” fantasmée, car jamais vraiment analysée.
Aberkane a donc quand même le mérite d’avoir trouvé la recette de sa neurosoupe !