Nous ne disposions jusqu'à ce jour, en français, que de traductions mettant en lumière la part la plus "légère" de Lichtenberg, même si la subtilité de son regard s'imposait assez aisément.
Grâce à ces nouvelles traductions, c'est une approche beaucoup plus "philosophique" que Jean-François Billeter nous fait apparaitre; en continuité et en parallèle, sans doutes, de ce qu'il nous a révélé précédemment avec ses remarquables traductions de Tchouang-tseu.
Qu'est ce qui peut donc rapprocher et faire le lien entre des pensées en apparence si lointaines ?
Certainement une certaine distance à l’immédiateté du monde, un recul conscient et choisi ayant pour but de ne pas se laisser déterminer par le fracas du temps présent ; ce que Lichtenberg formule justement, de cette manière remarquablement concise, "Efforce-toi de ne pas être de ton temps".
N’y voyez toutefois nulle pose philosophique prônant l’indifférence aux choses dans un égoïsme protecteur et tranquille : ce qui cherche à se préserver, c’est une liberté d’esprit effective qui ne se laisse pas dicter ce qui la constitue. Ce qui est présenté ici, plus précieux encore, des moyens d’y parvenir.
"Les passages que j'ai réunis ici contiennent en filigrane une sorte de Discours de la méthode qui montre non point, comme celui de Descartes, comment parvenir à la certitude, mais comment se maintenir dans l'incertitude, celle qui rend la pensée mobile, curieuse et féconde."
Et Billeter précise encore :
"Lichtenberg représente parfaitement ce moment privilégié de l'histoire européenne où le mouvement des lumières parvient à maturité, quand la raison admet qu'elle n'est pas toute-puissante et se met à l'écoute de ce qui n'est pas elle."
Nul mysticisme égaré, ici toutefois, chez celui qui fut « l’un des représentants les plus remarquables des Lumières en Allemagne et à sa façon l’un des plus profonds».
Lichtenberg, comme son cousin lointain Tchouang-tseu, se pose au contraire au cœur de l’expérience et de sa nécessité.
Aussi, «Lichtenberg proclame comme Descartes que l’exercice de la pensée appartient à chacun, mais montre beaucoup mieux que lui comment l’exercer.»
Enfin, on tiendra compte de ce que Jean-François Billeter pose clairement dans sa note liminaire, expliquant les raisons de ses choix : "Je souhaitais le faire mieux connaître. Pour cela, j'ai pris le parti de rassembler les passages qui m'ont le plus intéressé et sur lesquels je n'ai cessé de revenir au fil des années. Lichtenberg disait lui-même que c'est ainsi qu'il faut lire les auteurs : en les résumant pour son propre compte (F 1222). C'est donc "un" Lichtenberg que je présente ici, le mien."
Tous ceux qui connaissent l'intelligence et la rigueur d'esprit de Billeter comprendront fort bien l’intérêt de ce regard particulier, s'adressant à notre réalité contemporaine.