Somme astronomique, les cahiers de Lichtenberg sont d'une richesse cosmique et contiennent des étoiles polaires. On y trouve les notes quotidiennes d'un esprit curieux de tout, fin connaisseur du monde, redoutable observateur de soi-même. La pensée de Lichtenberg imbiba de son génie le monde germanique et rencontra ses plus grands esprits - Freud, Nietzsche ou Wittgenstein. Votre serviteur laisse ici la parole à Søren Kierkegaard :
Merci Lichtenberg, merci ! d'avoir dit qu'il n'y a rien de plus débilitant que de parler avec un soi-disant littérateur scientifique qui n'a lui même rien pensé, mais qui connaît mille particularités historico-littéraires. "Presque comme lire un livre de cuisine lorsqu'on a faim." Oh ! merci de cette voix dans le désert, merci de ce rafraîchissement, semblable au cri d'un d'un oiseau sauvage dans le silence de la nuit qui met en branle toute l'imagination ; je me figure que c'était après un long bavardage avec une telle rosse savante qui lui a peut-être ravi un moment de béatitude. Malheureusement, il y a dans l'exemplaire que je lis une marque qui me trouble ; car je vois déjà en esprit quelque journaliste parcourant avec soin cet ouvrage pour remplir sa feuille d'aphorismes avec ou sans le nom de Lichtenberg, et par là, hélas ! il m'a ravi un peu de ma surprise.
[Kierkegaard voit en lui-même le journaliste qui pointe : il parle d'un trait qu'il avait tracé dans la marge de l'ouvrage qu'il possédait. Cette tentation de ravir des aphorismes est applicable à tout lecteur de Lichtenberg. Après tout, mille six-cents pages sont indigestes telles quelles et il faut bien se constituer "son Lichtenberg" - ce que Billeter fait avec brio.]
Quel terme excellent propose Lichtenberg pour "désigner la façon d'écrire des gens qui rédigent suivant le misérable style à la mode des idées qui courent les rues, où, tout au plus, ils développent ce que des gens raisonnables ont déjà pensé par ces simples mots : prose de licencié.
Les cahiers de Lichtenberg, contrairement au Zibaldone (son homologue italien), ne sont pas traduits intégralement en français. Les traductions existantes en ont donné une idée déformée sinon bossue. Billeter propose "son Lichtenberg", celui qui l'accompagne depuis des années dans son cheminement intellectuel, dans ses réflexions sur l'intention, sur l'arrêt, sur la langue ou les langues, sur le corps. Grâce à l'esprit de Genève, aux confluents de la germanité et de la francophonie, Lichtenberg habite désormais la langue française.