Dans ce roman, on a :
_ un petit malfrat
_ un poète et écrivain
_ un clochard
_ le majordome d'une richissime famille new-yorkaise
_ un journaliste très rock'n roll
_ un homme politique un peu fasciste
_ un prisonnier
_ un soldat engagé auprès des Serbes lors de la guerre civile yougoslave
_ un compagnon de Gary Kasparov
Et tout cela, c'est le même personnage !
Emmanuel Carrère nous dresse donc le portrait d'Edouard Savenko, dit Limonov. Et, ce faisant, il nous montre la vie hors norme d'un des derniers aventuriers du temps présent. Un personnage présenté dans toute sa complexité, et dont Carrère ne cache pas les défaut. En particulier dans ses relations dangereuses avec des fascistes, des criminels de guerre et autres assassins de tout poil. Mais qu'importe, l'intérêt du portrait réside là aussi, dans ces ambiguïtés, dans ces contradictions.
Limonov est attiré par un but : être célèbre. Pas forcément riche, non, mais reconnu.
Limonov est aussi attiré par certains personnages, les jusqu'au-boutistes, ceux qui sont engagés en fond dans ce qu'ils font, même si c'est le mauvais chemin. Les exclus aussi, les victimes d'un système qui se dit démocratique. Ceux qui n'ont pas voulu plier et sont punis pour cela. Ceux qui n'ont pas voulu écraser les autres. Etc.
Rien que pour cela, ce roman est à lire. Pour ce portrait, pour ce personnage charismatique, parfois ridicule, parfois détestable. Cet aventurier moderne au parcours unique.
Si le roman s'était limité à cela, il aurait déjà été bon. Mais Limonov, c'est bien plus que cela.
C'est (bien entendu, devrais-je dire) un roman sur la Russie. Et Emmanuel Carrère se révèle être un grand connaisseur du pays (ce qui est le minimum que l'on puisse attendre de la part du fils de la grande Hélène Carrère d'Encausse). Ses explications sur l'évolution de la Russie, depuis l'URSS stalinienne de 1943 (année de naissance de Limonov) jusqu'à Poutine sont à la fois essentielles pour que le lecteur prenne toute la mesure des enjeux du personnage, et remarquables de clarté, de lucidité et de cette petite dose de cynisme.
Il faut lire le portrait de Gorbatchev, qui ruine définitivement le mythe construit autour d'un personnage qui n'a jamais voulu l'effondrement de l'URSS ni l'ouverture mais a seulement été trop faible pour l'empêcher. Il faut lire cette scène ahurissante où Eltsine oblige Gorby à signer le décret qui dissout le parti unique. Et l'arrivée au pouvoir des oligarques, etc.
Le protrait de la Russie n'est pas que politique. Il est aussi moral, social, culturel. Soljenitsyne, Brodsky, Mikhalkov, Noureev, le petit peuple russe confit dans la vodka, la société figée... Tout y passe, avec une bienfaisante liberté de ton.
Mais est-on sûr que ce roman ne traite que de la Russie ? Bien sûr que non, car à travers le parcours de Limonov, c'est aussi notre monde occidental qui est visé, avec son matérialisme et ses valeurs "démocratiques" qui ne sont que des masques à de nouvelles formes de dictatures, celles de l'argent, des marchés, des riches.
Du coup, Carrère pose la question de la morale. La morale est-elle flexible ? Peut-elle varier d'un pays à l'autre, d'une époque à l'autre ? De fait, de quel droit pouvons-nous nous permettre de juger quelqu'un comme Limonov ?
Limonov est donc un livre formidable, passionnant, dense, profond. L'écriture très agréable de Carrère fait plus penser à une conversation entre amis qu'à une biographie lourde. Mais ne nous y trompons pas, on en sort perturbé, questionné, déstabilisé.