Nous sommes en février 1862, en pleine guerre de Sécession. À Washington, Abraham Lincoln vient de perdre son fils William (en réalité même si le roman n’y fait pas allusion, il s’agit de son deuxième enfant décédé, le premier étant mort en 1850 à l’âge de 4 ans). Ravagé par le chagrin, Willie étant son fils préféré, il parvient à s ‘échapper en pleine nuit pour se rendre au cimetière d’Oak Hill où repose le petit garçon. Ne pouvant se résoudre à le voir disparu, il va jusqu’à ouvrir sa sépulture pour le prendre dans ses bras et lui parler.
Mais, alors qu’il parle à son fils défunt, Lincoln déclenche au sein du cimetière une foule de réactions parmi les occupants des lieux, sous le regard et les commentaires de trois hommes, trois témoins qui vont revenir sans cesse tout le long des pages : Roger Bevins, Hans Vollman et le révérend Everly Thomas. Trois défunts bien sûr, sauf qu’à l’instar de tous les esprits d’Oak Hill, ils ne le savent pas voire ils refusent de l’admettre. Ils sont dans ce qu’ils appellent leur caisson de souffrance, se désespérant de ce que leur famille et leurs amis ne viennent plus les voir, rêvant à un retour à la normale, d’où finalement le titre du roman. le bardo, selon l’enseignement bouddhiste Tibétain, désigne un état mental intermédiaire, dans ce cas précis entre vie et mort. Et si un jeune garçon de 12 ans à peine reçoit la visite d’un membre de sa famille, qui plus est, le président en personne, n’est-il pas raison d’espérer que chacun va enfin recevoir des nouvelles de leurs proches absents depuis trop longtemps ? Chacun se presse sur la tombe de Willie Lincoln, voulant à tout prix narrer les déboires de son existence, comme si le fait d’épancher leurs malheurs les rapprochaient de leur existence antérieure. Finalement, le plus sage et le plus éveillé de tous se révélera le dernier arrivé, ce petit garçon arraché à l’affection de ses parents, qui sera le premier à comprendre ce qu’il est devenu et pourquoi il est là. Entrainant du coup la prise de conscience de dizaines d’esprits bloqués dans cette « phase intermédiaire » dans un gigantesque capharnaüm invisible aux yeux des vivants.
Disons-le tout de suite, Lincoln au Bardo n’est pas un livre facile d’accès. Auréolé du prestigieux Prix Booker en 2017, sacré numéro 1 des ventes du New York Times à plus de 600.000 exemplaires, il intrigue forcément par son sujet, et sa conception rédactionnelle: on pourrait grossièrement le diviser en deux partes qui s’intercalent régulièrement. D’un côté les personnages du cimetière sont présentés comme dans un pièce de théâtre, leur nom cité en dessous de chaque texte. D’un autre côté, les évènements de cette nuit fatidique, du point de vue de ceux qui ont côtoyés Lincoln à cette période. C’est cette partie qui est plus difficile à suivre, Georges Sanders présentant chaque paragraphe comme un extrait de texte emprunté à un roman ou un témoignage, réel ou de fiction, ce qui parfois donne lieu à de multiples répétitions ou contradictions ( l’exemple le plus frappant étant la description du physique et du caractère de Lincoln, qui varie sans cesse d’un paragraphe à l’autre, rendant la lecture assez difficile). C’est aussi là que réside la prouesse de l’auteur, parvenir à faire vivre autant de personnage sans jamais les mélanger ni les confondre et leur donner une existence propre. Et une émotion qui culmine lors des échanges entre Lincoln et son fils défunt, le jeune Willie ne comprenant pas pourquoi son père ne l’entend pas et ne lui répond pas.
Au final, Georges Saunders réussit un livre brillant et d’une grande originalité, comme il m’a été peu souvent donné de lire. Roman d’autant plus étonnant qu’il est qualifié d’expérimental, Saunders étant à la base plus un essayiste et un auteur de nouvelles, et, comme il le dit lui-même, il a longtemps eu peur à l’idée de l’écrire. Il en a supervisé l’adaptation en audiobook, avec une pléiade d’actrices et d’acteurs comme Julianne Moore, Don Cheadle, Susan Sarandon, ou Ben Stiller. Un livre pour ceux qui n’ont pas peur de se risquer à sortir de leur confort littéraire. Je remercie les Editions Fayard et Alina Gurdiel du service Presse pour leur confiance, pour l'envoi du roman et le très complet dossier revue de presse en Anglais qui l'accompagnait.

MichaelFenris
8
Écrit par

Créée

le 19 févr. 2019

Critique lue 379 fois

Michael Fenris

Écrit par

Critique lue 379 fois

D'autres avis sur Lincoln au bardo

Lincoln au bardo
cumblock
8

Etonnement

L'intrigue est minime. Le dispositif littéraire est étonnant. La qualité pour faire tenir cet ensemble sur près de 400 pages, c'est à dire tenir un lecteur en attention, en alternant compassion,...

le 10 avr. 2020

Lincoln au bardo
MichaelFenris
8

Critique de Lincoln au bardo par Michael Fenris

Nous sommes en février 1862, en pleine guerre de Sécession. À Washington, Abraham Lincoln vient de perdre son fils William (en réalité même si le roman n’y fait pas allusion, il s’agit de son...

le 19 févr. 2019

Du même critique

Le Garçon
MichaelFenris
8

Malot, Cendrars et bien d'autres...

A-t-il eu un nom un jour ? Nul ne le saura, surtout pas lui. Peut-être sa mère, encore aurait-il fallu qu’elle ne meurt pas en le laissant au milieu de la forêt. Muet, illettré, vivant en ermite,...

le 11 déc. 2018

4 j'aime

1

Les Miracles du bazar Namiya
MichaelFenris
10

Une fable douce-amère sur la vie, le destin...

Par une nuit de 2012, Shōta, Atsuya et Kōhei, trois jeunes délinquants, se réfugient dans une vieille boutique abandonnée depuis des lustres après un vol qui a failli mal tourner. Leur véhicule tombé...

le 24 mai 2020

2 j'aime

Little Heaven
MichaelFenris
8

Entre Road Movie déjanté et roman horrifique

Micah Shughrue, Minerva Atwater et Ebenezer Elkins sont trois chasseurs de primes sans état d’âme, unis de la façon la plus improbable qu’il soit: lorsque Micah, lassé des exactions de son ancien...

le 11 avr. 2019

2 j'aime