L’Inconduite
6.4
L’Inconduite

livre de Emma Becker (2022)

Chronique vidéo https://www.youtube.com/watch?v=gIQdx9t665s

Quel plaisir de retrouver cette autrice ! Au début, je me méfie un peu parce que je trouve le style moins travaillé que dans La maison, elle a des tics de petite bourgeoise un peu agaçants, comme le fait de rabâcher le fait que son grand-père était chirurgien, ou les surnoms un peu lénifiants qu’elle utilise pour parler de sa famille (ça m’a fait penser à la fille de Brigitte Macron avec son « ma maman », « mon papa », si vous trouvez une vidéo, c’est assez marrant). Mais au bout de quoi, quinze minutes de lecture, je suis happée, happée. Elle a vraiment quelque chose Emma Becker, une manière de raconter à la fois très fine, très ironique, mais avec le souci de décortiquer les affects, parfois les plus inavouables. Je sais pas, je trouve qu’elle est beaucoup plus punk dans sa démarche que Despentes par exemple. La scène où elle taille une pipe à l’ami de son grand-père alors que celui-ci est en train d’agoniser, c’est à la fois vachement pathétique, mais en même temps, y a quelque chose de tellement vrai, cette pulsion de vie qu’il peut y avoir dans ce genre de moment. Et donc voilà, au niveau du style, rien à dire, j’ai été trop vite en besogne, elle sait écrire, décrire toutes les nuances de ses pensées, c’est très vivant, je sais pas moi, ça me fait comme de l’ASMR, un massage de cerveau, c’est pas juste stimulant de lire ses phrases, c’est aussi étonnamment satisfaisant. Ça c’est un style limpide, pour reprendre l’expression de Elle pour Amélie Nothomb (ou bien d’autres…). L’adjectif, trop utilisé, a perdu sa force, mais c’est vraiment celui que je vois pour qualifier sa plume.

L’inconduite, c’est la scène d’ouverture, celle dont j’ai parlé. Mais c’est aussi l’éconduite on a envie de dire, celle qui étouffe l’autre avec son désir. Et je trouve qu’elle va loin dans le féminisme. C’est-à-dire que c’est l’histoire d’une femme libre, si libre que sa liberté peut nous choquer, nous mettre mal à l’aise.

Bon, et je le dis direct, si certains sont gênés par les passages explicites, passez votre chemin, ce n’est pas un livre pour vous. Parce que ça y va, et ça y va sans se retrousser les manches.

Et si certains veulent lui reprocher la circularité du récit, j’ai envie de rappeler que c’est une autofiction, et que je doute pas que cette quête sans nom, cette soif sans objet, ça doit bien la faire tourner en rond. Je trouve que c’est réaliste comment les petites scénettes s’enchainent sans logique, on pioche, on sent que c’est un peu foutraque comme dans sa tête, moi j’aime bien.

Mais on va sortir de la critique littéraire pour parler de certains messages politiques. J’ai trouvé dans ce texte qu’elle essayait parfois de camoufler des affects bourgeois derrière le féminisme. C’est un truc qu’on retrouve souvent, je pense au dernier Annie Ernaux, je pense aux magasines féminin où on revient souvent aux questions de « qui doit payer l’addition » ou « je sors avec quelqu’un qui gagne moins, comment faire », ce genre de débat. C’est une manière de ne plus réfléchir en termes de domination (elles pensent que leur indépendance financière est question de mérite, pas de la chance d’être bien née, de privilégier d’un système complaisant envers elles — « j’ai fait tant d’études, je me suis battue par arriver là où j’en suis » etc, sans mentionner que papa ou maman dine chez le PDG une fois tous les 3 mois. Et aussi, que c’est une manière de renverser le patriarcat, sans s’apercevoir que c’est juste jouer sur les mêmes notes, celles qui vont dans le sens du capitalisme). Et donc, la domination, là, avec Jon, n'est pas du tout une domination de genre, mais bien sociale. On a carrément l’impression de voir La vie d’Adèle inversée (par exemple, la manière dont elle parle de lui avec ses amis Alexandre ou Gaspard, ça a quelque chose d’hyperviolent, de déshumanisant). Elle se permet de le ramener toujours à son statut de chômeur, de mec qui bande pas et s’étonne que ça améliore pas la situation. Et bon sang, qu’est ce que ça aurait été dérangeant si ça avait été le contraire : un mec qui entretient une nana et le lui ramène toujours à la gueule. Y a une mesquinerie de petit commerçant là-dedans qui me sortait par les yeux. Mais je trouve parallèlement que c’est super intéressant de l’écrire tel quel, sans fausse pudeur de gazelle (et certainement de ne pas s’en rendre pleinement compte, car même si elle dit un moment qu’elle ne veut pas réfléchir de la même manière que son père, elle ne peut pas s’en empêcher, elle nous prend à partie pour qu’on pense comme elle, mais ça ne marche pas, on peut pas, enfin moi je peux pas, l’empathie était entièrement du côté de Jon). Ça montre vachement bien la difficulté de sortir entre personnes de classes différentes (et bien mieux que Le jeune homme). Et comment les différences de classes empoisonnent toute relation humaine : elle le trompe avec un trader, c’est pas anodin, et elle le dit elle-même, même si elle ramène encore ça à une question de bander dur ou pas. (d’ailleurs, je trouve ça intéressant le parallèle entre le statut social et l’érection, les deux ont un rapport avec une vision masculine idéalisée, le bloc qui ne ploie pas, qui ne pleure pas). Après, sur le fait que c’est une bourgeoise, je dois clarifier, parce qu’elle se voit elle-même comme déclassée. Mais ça n’empêche pas qu’elle a, à mes yeux, des préoccupations bourgeoises, et la première, c’est celle de la jouissance. J’ai été étonnée à la fin, quand elle parle de sa position sociale, je trouvais que ça faisait presque dans le middle-class-washing (ouais, ça existe pas, je viens d’inventer le concept) : « C’est de là que je viens, de cet univers parallèle, la banlieue. Même pas la classe ouvrière, non la classe un petit peu au-dessus « (On sent l’euphémisation) « qui envoie ses gosses à l’école privée et aime faire semblant de s’en être sortie en dépit des heures supplémentaires pour payer les leçons de tennis de la petite […] Je suis de cette classe qui a une maison de vacances, oui, mais une maison héritée, passée de génération en génération […] » Pauvre petite fille pas assez riche…

Et d’ailleurs, quand elle dit que la première injustice est une injustice de genre et pas de classe, je pense qu’elle se trompe, (et que c’est encore un reste de bourgeoisie qui parle) : « Ce n’est pas tant la classe sociale qu’il faut transcender, que ce double regard qui rend les gens intéressants ou inquiétants, cruciaux ou anecdotiques, selon le genre avec lequel ils traversent cette existence ».

Il y aussi la question du consentement, avec une phrase terrible qu’elle dit à Jon « En gros, il faudrait que je me force à te voir, mais il est hors de question que tu te forces à me baiser ? »

Et on comprend ce qu’elle veut dire, et on veut ne pas comprendre. On comprend ce que c’est de faire des concessions, des compromis, et en même temps, c’est pas la même chose, on ne marchande pas le sexe comme si c’était vider le lave-linge. Elle l’accule, et plus elle l’accule, plus ça devient malaisant, et plus c’est malaisant, plus c’est intéressant à lire. Cette question de consentement est intéressante parce qu’elle évoque aussi la violence que ça peut être, de ne pas être sur la même longueur d’onde, de se sentir privé de quelque chose. Mais ça ne marche pas comme ça, et alors qu’on a l’impression que la communication devrait aider, plus ils parlent, plus ils s’embrouillent.

Et puis le désir, le désir qui file entre ses doigts — dès le départ, y a la question du regard de l’autre. Elle n’agit que pour faire plaisir, (enfin, presque que pour faire plaisir), même si elle en prend, on a l’impression que c’est collatéral. Les scènes, c’est toujours un don de soi, elle parle d’abandon, elle parle de possession. Si le plaisir d’offrir est systématique, on repasse pour la joie de recevoir. Et c’est ce qui grippe dans la relation, cette question de performance, d’en faire toujours plus ou toujours différemment, de se réinventer — le sexe comme une élaboration toujours plus complexe et sophistiquée, qui enlève la spontanéité. — un peu comme la lente agonie de Solal et Ariane dans Belle du Seigneur : chercher à retrouver les frissons du début et toujours s’en éloigner davantage. L’impression que j’ai eue, c’est que ce n’était pas tant une question de sexe que d’incomplétude, on le voit quand elle et Jon ne le font plus, elle ne sait pas comment remplir les heures, fumer quelques joints peut-être, mais le sexe en arrière-fond comme une litanie qu’on arrive pas à se sortir de la tête. (comme Michael Fassbender, dans le film Shame).

Jusqu’à atteindre le point de non-retour avec Vincent, le réalisateur. Ils sont dans un marivaudage maniéré et codifié qui fait penser à un film de Haneke(Happy end, je crois) — une sorte d’érotisme un peu poussiéreux et décadent….qui n’aboutit à rien. Et ce rien, c’est le début de la prise de conscience. Et je veux pas faire la moraliste, et le livre ne le fait pas non plus, c’est une prise de conscience douce, gaie : vers l’amour de soi, ce n’est pas une histoire américanisée de grandeurs et de chute, non, juste l’histoire d’Emma qui découvre Emma.

La fin est franchement très belle, ça m’a foutu une claque, je pense que c’est le genre de roman qui arrive à faire évoluer sa pensée sur le féminisme, sans sacrifier le style, sans sacrifier le plaisir esthétique. Il nous fait nous demander, et toi, tu en es où avec le regard de l’autre, tu en es où avec ce que tu veux toi ? Je sais que j’en ai pas beaucoup parlé, mais je ne veux pas gâcher le livre non plus, mais y a beaucoup d’humour, beaucoup de scènes franchement marrantes — et oui, beaucoup de scènes de sexe, mais je pense qu’elles sont importantes pour le pacte d’authenticité fait avec le lecteur. Elle veut parler de ça, elle va parler de ça, sans omettre le parfois-glauque, sans omettre le parfois-sublime. Une autrice à retenir dont je vous recommande le livre.

YasminaBehagle
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Créée

le 28 août 2022

Critique lue 111 fois

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YasminaBehagle

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