Rares sont les romans d’amour à commencer par la fin : les premières pages du livre sont ainsi consacrées aux jours où le narrateur a vu mourir son désir pour Fizz, l’amour de sa vie. Peut-être est-ce parce que Loin de Chandigarh n’est pas seulement un roman d’amour. Il faudra plus de 600 pages pour le comprendre, au fil desquelles on voyagera à travers une Inde sensuelle, historique, rurale et urbaine, folklorique et moderne, riche de dizaines de personnages secondaires, une « brigade de cinglés » comme il le dit lui-même, des portraits à la fois bienveillants et caustiques (les deux chauffeurs sikhs qui découvrent Delhi, Chatur, l’attardé avec sa poule sous le bras, Rakshas le gardien estropié, Odigi, coiffé d’un cabot, Dhuri Ham, toujours assis sur ses talons, tous débrouillards, efficaces, atypiques). On se déplacera aussi dans le temps, on changera de continent, de cultures, de pays. Loin de Chandigarh est une véritable fresque, un roman à la fois érotique et historique. C’est également une réflexion sur le processus créatif et sa compatibilité avec le désir amoureux. Si Fizz et le narrateur se séparent, n’est-ce pas en effet simplement que l’un finit par trouver le sujet de son roman ? Il découvre une série de carnets mystérieux dans son grenier, appartenant à cette Américaine mariée à un seigneur indien il y a des décennies. L’histoire de cette dame l’emportera dans un tourbillon créatif et mystique, laissant Fizz de côté.
C’est pourtant bel et bien son histoire d’amour qui constitue le coeur du roman de Tarun J Tejpal, la parenthèse de l’américaine servant avant tout donner un second souffle en milieu de récit, à rajouter une dimension épique à la peinture historique et ironique de l’Inde. Les pages les plus fortes du livres sont celles où l’on parcourt le corps de Fizz, grâce à une langue d’une sensualité remarquable.
Parfois, elle revenait impatiente de repartir à l’assaut d’un autre pic. Parfois, elle revenait affaiblie et je devais la préparer à nouveau. Je tentais de la suivre, de rester à sa hauteur, mais ce n’était pas toujours possible. Il n’y a pas de doute : dans le sexe, les hommes stationnent au camp de base. Ils peuvent jouir des nombreux plaisir de la moyenne montagne, mais les sommets vertigineux leur sont refusés. Il leur manque le souffle, l’imagination, l’abandon, l’anatomie. Leur tâche consiste à préparer les vrais grimpeurs : les femmes, artistes des hautes cimes. Ces chamois capables de sauter d’arête en arête, de sommet en sommet, jusqu’à la vastitude de l’éternité
Mais c’est le propre des fresques de commettre de grands écarts sans s’éparpiller, puisqu’on passe sans problème des enjeux intimes aux propos politiques : on y parle en effet des tensions entre musulmans et indiens à travers le refus de Fizz par sa belle-mère Bibi Lahori, de l’irruption du capitalisme sauvage ou de la concurrence toxique parmi les journalistes.
Il y a enfin, tout au long du livre, ce pressentiment d’un chez soi idéal, d’un endroit, d’une chambre à soi à trouver dans sa vie...et éventuellement à savoir quitter. Cette maison perchée en surplomb de deux vallées, que le couple va rebâtir de ses propres mains, est le troisième personnage principal du livre. Ils le disent, ils le pressentent quand ils y pénètrent une première fois, malgré les trous dans le toit et les traces d’humidité, ils ont trouvé leur lieu à eux, celui où ils se sentiront le mieux. Mais il finiront par partir. La dernière partie du livre décrit une ultime fois à quel point l’Inde de l’intérieur est dans un état de pourrissement, et cette maison abandonnée une nouvelle fois lorsque les héros s’en vont à leur tour, en constitue le symptôme suprême. Les paradis s’épuisent inévitablement, semble nous dire l’auteur. Peut-être ne faudrait-il même pas s’y attacher indéfiniment et accepter leur caractère éphémère.