"Lost in management" est l'un de ces livres souvent placés en tête de gondole dans le rayon "sciences sociales" des grandes librairies ou de la Fnac. C'est justement à force de le voir, à force de lire et relire sa quatrième de couverture que je me suis finalement décidé à l'acheter.


Il va de soi que je ne m'attendais pas à un livre anticapitaliste radical, ou à une analyse marxiste des relations sociales dans l'entreprise, au vu du profil de l'auteur, en fait je m'attendais à un livre de droite. Mais son postulat de base me semblait intéressant, pour mieux comprendre et critiquer le fonctionnement des entreprises modernes.
D'ailleurs, au départ, l'analyse semblait prometteuse. François Dupuy s'en prend en effet vertement à la "pseudo-science" du management en critiquant (1) certains des concepts de la discipline, et la façon dont cette novlangue masque la réalité sociale de l'entreprise et les difficultés pour organiser la communauté de travail.


Par la suite, l'auteur va développer plusieurs arguments pour expliquer ce qui ne va pas dans les entreprises, et détailler à travers de nombreuses études de cas ce qu'il appelle une "perte de contrôle" des entreprises d'elle mêmes. Pour faire court, le management, trop centralisé, enverrait indifféremment des consignes trop détaillées à un terrain qu'il ne connaît pas, laissant ainsi aux échelons inférieurs une grande marge de manœuvre pour faire ce qu'il veulent, surtout au niveau des bureaucraties intermédiaires. Ici, plus les consignes sont détaillées et indifférenciés, plus les acteurs ont de marge de manœuvre et cherchent à protéger leur pré carré.


Au niveau de la base, le management de proximité est dépossédé de tout pouvoir d'agir par le niveau juste au dessus, et les travailleurs peuvent donc rester dans un état de "sous travail" et de "conservatisme" quand on cherche à "changer les choses". Ces bureaucraties lourdes et inefficaces ne peuvent résoudre leurs problèmes que par des crises violentes. Le problème, selon l'auteur, c'est qu'aujourd'hui, il faut faire mieux avec moins bien(2) et que ces organisations n'y sont pas adaptées, puisqu'elles reposaient sur l'abondance de ressources.


Tout d'abord ce constat sur les effets pervers des bureaucraties a déjà effectué il y a un demi-siècle par Michel Crozier, dans son ouvrage Le phénomène bureaucratique, Crozier étant par ailleurs l'ancien prof de François Dupuy(3). J'ai une grande difficulté a repérer les éléments vraiment nouveaux par rapport à ce qui a déjà été dit dans le bouquin sorti dans les années 60. Ce constat est d'autant plus problématique, que, comme annoncé fièrement sur la 4ème de couverture, François Dupuy a réalisé 18 enquêtes et 800 entretiens, soit une quantité de travail phénoménale. Michel Crozier n'avait mené que deux enquêtes, pour un résultat bien meilleur et bien plus détaillé, ce qui dénote à mon avis, d'un manque d'approfondissement des enquêtes pour la rédaction de Lost in Management(4).

La plupart des éléments semblent être des analyses pré-existantes sur la bureaucratie, utilisées ici pour "coller" avec la vision idéologique de l'auteur. De plus, malgré le nombre pléthorique d'entretiens récoltés, les personnes interrogées semblent dans la plupart des cas être des encadrants ou des catégories supérieures. Les rares ouvriers présents sont le plus souvent des syndicalistes. Cette sous-représentation des catégories les plus basses est difficile à quantifier car les structures des entreprises visitées sont présentées trop rapidement. Mais si elle est avérée, c'est problématique, notamment pour les questions de souffrance au travail.


L'autre souci est que l'auteur prétend ici délivrer une analyse sociologique, et il le rappelle d'ailleurs assez souvent au travers de nombreuses formules : "Comme disent les sociologues", "la sociologie explique que...", "Au sens sociologique"... Tant de façon d'écrire qui apparaissent bien vagues, voire absconses pour quiconque ayant déjà fait des sciences sociales. Ces tics d'écriture tiennent plus, à mon avis, d'une forme de légitimation artificielle du discours que d'une véritable analyse scientifique. D'autant plus qu'il n'y a pas de bibliographie à la fin du livre, et que les notes de bas de pages sont assez rares (5), et quand il y en a, il s'agit régulièrement d'ouvrages de management., science pourtant conspuée par l'auteur dans son introduction.


Le livre n'échappe par ailleurs pas aux lieux communs qu'il prétend éviter. Comme beaucoup ouvrages de droite, il prétend être a-partisan, et éviter "l'idéologie". Mais de fait, ce livre en est bourré, d'idéologie. Tout d'abord par la conclusion qu'il fait selon laquelle les travailleurs doivent abandonner leurs "avantages", la mise en avant des syndicats comme agents conservateurs et la nécessité jamais justifiée mais inéluctable d'aller vers plus de "souplesse" et de "flexibilité".


La vision que l'auteur a de ce que devrait être "le bon management" est expliquée dans trois exemples conclusifs d'entreprises qui ont réussi à dépasser l'aspect bureaucratique et figé, à quitter le travail individualiste "en silos" pour aller vers plus de "coopération".
Ironiquement, son dernier exemple ressemble plus à un enfer libertarien qu'à un paradis du management. François Dupuy explique que les décisions sont prises plus vite, que l'entreprise va bien mieux économiquement, bref. Sans en faire un exemple parfait, il explique que c'est ce vers quoi il faudrait tendre. Sauf qu'il explique après que le prix à payer pour ce modèle managérial est la souffrance au travail. Les burn-out (6). Drôle de modèle pour créer du collectif. La question des risques psychosociaux, déjà peu évoquée dans l'ouvrage, est ici balayée d'un revers de la main, tant elle viendrait ébranler le modèle choisi.


En fait cet ouvrage n'est qu'une reformulation du discours patronal sur les "blocages" de la société, dans laquelle il faudrait supprimer normes et avantages sociaux pour la bonne marche des sociétés. Le salarié n'est ici qu'une variable d'ajustement qu'il faut ménager en ne faisant pas de changements trop brutaux. Mais il est "mature" (et là je cite) quand il comprend que ces changements sont inéluctables et qu'ils se feront pas à pas.


Cependant l'ouvrage n'est pas totalement vain, sinon je n'aurais pas pris la peine d'écrire une critique. Tout n'est pas à jeter du côté des analyses, et certains exemples de "sous-travail", où la charge est externalisée sur des intérimaires par les plus anciens devraient nous faire réfléchir aux relations entre précariat et travailleurs "installés".(7)


Mais cet ouvrage est avant tout intéressant car il permet une plongée intéressante dans l'argumentaire du patronat et de ses alliés pour détruire nos conquêtes sociales qui ne sont vues que comme des blocages qu'il faut contourner. Lost in management est avant tout un outil au service de puissants effrayés par la résistance syndicale aux réformes prétendument "naturelles" de l'ultralibéralisme.


(1) La critique est assez virulente par ailleurs, je dirais même qu'il méprise la science du management.


(2) : Je ne comprends pas vraiment pourquoi ce serait un "impératif" plus qu'à une autre époque. Quelle entreprise ne voudrait pas "faire mieux avec moins bien"? Mais soit, laissons cet élément comme un postulat de départ de l'analyse.


(3) : François Dupuy ne s'en cache pas, il est d'ailleurs très admiratif des travaux de Michel Crozier, qu'il cite régulièrement.


(4) : Le fait que l'auteur soit appelé et rémunéré par les entreprises pour mener ses enquêtes n'y est peut être pas étranger. De mon point de vue, la faiblesse de l'analyse des différentes enquêtes, simplement soulignées par des bribes d'entretiens ouverts, aussi nombreux soient-ils me semble bien fragile méthodologiquement pour développer une analyse plus vaste des problèmes d'organisation des entreprises.


(5) : évidemment, le manque de notes de bas de page ou l'absence de bibliographie ne sont pas des critères de qualité, mais la forme est importante quand on se réclame d'une écriture scientifique. On pourrait aussi déplorer un manque d'annexes détaillant les entretiens et la façon dont ils ont été menés, mais je chipote.


(6) : La question est survolée de manière assez cruelle, je vous cite la phrase en entier : Dans la tradition de cette entreprise, les cas de burn-out sont admis et gérés au coup par coup, de façon non-culpabilisante


(7) : Bien entendu, François Dupuy n'analyse pas ça en terme de "précariat" mais en termes de "gaspillage de travail", c'est moi qui adapte.

VernonRoche
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le 14 août 2017

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VernonRoche

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