Roman à clefs

La trajectoire de Ludwig Wittgenstein, philosophe Autrichien, fut singulière. Il ne publia de son vivant qu'un écrit unique, réputé abscons - le Tractatus logico-philosophicus. Insaisissable, jamais là où on l'attend, Wittgenstein eut une vie mouvementée. Sur son lit de mort en 1951, il confia qu'il avait vécu une vie merveilleuse. Depuis lors la vie de l'auteur fascine autant que son oeuvre.

Le dramaturge Thomas Bernhard (T. B.) avait déjà, et avec brio, mit en scène Wittgenstein dans un salon privé. Théo Bourgeron (T. B.) réitère cette expérience métaphysique. D'après les témoignages, la chambre de Wittgenstein à Cambridge était dépourvue de meubles, les murs étaient blancs. Des romans policiers, dont Wittgenstein était friand, s'accumulaient sur le parquet. T. B. a donc eu la double bonne idée d'utiliser le personnage de Wittgenstein dans un roman policier loufoque, et de faire de Wittgenstein un candide bouffeur de matière. Tout comme son prédécesseur T. B., T. B. ne parvient pas à faire parler véritablement Wittgenstein. Comme si la bouche de Ludwig Wittgenstein ne pouvait exprimer la philosophie de Ludwig Wittgenstein. Alors, à défaut de parler, la bouche de Wittgenstein mange - et mange le réel tant qu'à faire.

A l'instar de la pièce de T. B. et des romans de T. B., et des nouvelles de T. B., ce roman de T. B. est truffé de références à la vie de Wittgenstein. Je ne doute pas que le lecteur dans son living-room est un spécialiste de philosophie analytique wittgensteinienne, et en particulier de la section 6.1203 du Tractatus logico-philosophicus. Aussi, je me contenterai ici d'évoquer quelques passages du roman de T. B. qui font échos à la vie de Wittgenstein.

Le train miniature. Le père de Wittgenstein était un magnat des chemins de fers. Cet homme puissant et riche eu à ferrailler avec le polémiste Karl Kraus. Le fils Wittgenstein admirait Kraus et refusa plus tard le substantiel héritage paternel. L'appétit du Wittgenstein de T. B. pour les locomotives ainsi que pour les directeurs d'université amateurs de trains miniatures remplace le meurtre symbolique que commit le véritable Wittgenstein.

Les serrures. Ludwig Wittgenstein fut un touche à tout. Il aimait bricoler et manier des objets. Il conçut en particulier les plans de la maison Wittgenstein pour sa sœur Wittgenstein. D'après les architectes qui collaborèrent avec lui, il était impossible, perfectionniste et passa en particulier une année à élaborer un système de portes et de serrures. Contrairement à Augustin Barthelme, le Wittgenstein de fiction n'ouvre pas les serrures des portes, il mange les portes. Véritable maître du Nœud Gordien, le philosophe Autrichien attaque les problèmes qui l'occupent sous un angle original et décrète que certains problèmes de l'Histoire de la philosophie étaient de faux problèmes. Alors il ouvre la gueule et te bouffe.