Pourtant fanatique des romans noirs du grand James Ellroy, qui est presque devenu avec le temps un vieil amant littéraire dont les effets de manche me touchent sans pour autant rompre mes habitudes bien installées, je dois reconnaître que ses premiers romans parviennent encore à me surprendre par leur fraîcheur, leur violence brute et leur force extrême. Le jeune James Ellroy ne me laisse donc définitivement pas de marbre, d'autant plus que Lune Sanglante ouvre sa toute première trilogie, appelée la trilogie Lloyd Hopkins, absolument mal connue dans le milieu du roman noir. Cela est bien dommage tant il constitue à mon sens l'un de ceux qui m'ont le plus touché dans sa longue liste de chefs d'oeuvre. Il est très difficile de poser des mots sur une expérience littéraire d'une rare intensité dont les personnes jouent chacun une partition, se mêlant les unes aux autres dans une divine symphonie douce mais macabre, qui conte l'histoire de deux personnages torturées, ayant subi le même traumatisme, et étant chacun poussé vers deux destinations contradictoires dont la quête pour l'innocence est pourtant semblable. Ce roman noir extrêmement bien construit, tout fait de personnages hauts en couleur et de tableaux sombres de la nature humaine, dont les thèmes de la figure féminine et de la rédemption calviniste sont déjà en arrière-plan, est peut être celui dont la narration est la plus rythmée, la plus digne du roman noir et la plus exaltante de la carrière de l'écrivain.
Bien sûr, la jeunesse de l'écrivain se sent, notamment par la simplicité de sa structure romanesque et un style moins lapidaire qui fait pourtant son cachet, et qui peut déjà se ressentir lors des scènes d'action qui prennent une allure un peu épileptique. Comme dans Brown's Requiem, les péripéties littéraires qui permettent la résolution de l'enquête policier sont un peu cousues de fil blanc et ont tendance à sortir de nulle part. James Ellroy se sert du prétendu génie du personnage principal pour se sortir de difficultés narratives qu'il réglera par la suite en incluant plusieurs protagonistes dans ses romans. Lune Sanglante reste cependant un roman d'une très grande qualité et qui, malgré quelques défauts qui sont ceux des premières œuvres, dispose d'un vrai souffle et d'un vrai supplément d'âme. Absolument palpitant, plein de moments de grâce, extrêmement subtil sur les rapports humains, dans un Los Angeles qui n'est pas encore ce Big Nowhere ellroyen, le lecteur suit les aventures d'un homme en quête d'une rédemption dans la pure tradition du roman noir protestant : un véritable régal. Ce roman, porteur d'une violence rare, explore également le sens du latent et le rôle du traumatisme sexuel dans la formation des raisons d'être d'une manière pertinente et littérairement magnifique. Dans ce festival d'hémoglobine, de sexe, de pétards et de traque, c'est le plaisir de lire qui se fait le plus marquant tant ce roman, si simple au fond, a le pouvoir d'exalter l'intérêt des plus blasés de la littérature noire. James Ellroy, avant même de signer Le Dahlia Noir, se révélait déjà proprement incontournable dans une bibliothèque digne de ce nom.