La Nuit, Même le Sang est Gris

Un des premiers romans de James Ellroy, auteur aujourd'hui célébré parmi les maîtres incontestables du polar américain, Lune Sanglante ouvre une trilogie autour du personnage de Lloyd Hopkins. 

Sordides nuits de Los Angeles, personnages écorchés,

meurtres à la chaîne, l'écrivain américain, s'il n'a pas nécessairement le sens de la mesure, a celui de l'intensité et des extrêmes. Le livre est une plongée derrière la quête de justice muette d'un inspecteur dépravé et brutal et réussit à dresser en parallèle le portrait fin et presque attachant d'un tueur perturbé, hanté par la violence du chapitre d'ouverture.

Loin des beaux quartiers de la Cité des Anges, Lloyd Hopkins et ses collègues ont plutôt tendance à patrouiller à Watts ou dans South Central. La peinture de la ville s'en ressent, ici rien ne brille sinon la sueur, rien ne perle sinon la haine, seul le racisme empuantit l'atmosphère locale. James Ellroy y fait de son flic à la fois le produit de cet état – un homme aussi imbibé des dérives désolantes et destructrices que la ville imposent – que le héraut du silence lâche et résigné de ses concitoyens – 

une âme rongée en quête d'une rédemption

qu'il ne peut trouver, à défaut des inconforts de son couple, que dans le travail. Que dans la résolution honnête et tangible des meurtres dont il prend la charge. Quoi qu'il lui en coûte.

 Ce fut Lloyd le professeur ; presque tout de suite. Dutch
transmettait son savoir et son expérience sous forme d'anecdotes et
Lloyd mettait à jour la vérité humaine profonde qui y était cachée
pour la développer. (…) Ils se découvrirent en l'un l'autre leur havre
de sécurité – Lloyd sut qu'il avait trouvé le seul flic qui ne le
regarderait jamais d'un air bizarre en le voyant fuir au bruit d'une
radio ou qui lui en voudrait parce qu'il insistait pour faire les
choses à sa manière ; Dutch sut qu'il avait découvert l'intelligence
policière suprême. 

Le flic fait des liens que personne d'autre ne fait. Le flic se retrouve déchargé de l'enquête. Mais le type continue, suit ses instincts, remonte toutes les pistes qu'il met à jour et découvre aux lecteurs embarqués l'ampleur d'une série de meurtres impressionnantes étalées sur une quinzaine d'années. L'intrigue est dense, 

la prose est franche, erratique, brutale.

Visions sinistres d'une société décadente, bancale. Portraits essaimées de l'abject vicié des diversités qui se heurtent. Alors, en alternance, se dévoile par interstices le portrait désœuvré d'un poète fragile, malmené de vicissitudes et d'errance, victime de sévices et de moqueries en son enfance, et qui se débat là avec ses propres démons, avec ses propres visions, avec sa propre morale.

 L'innocence était la maladie contagieuse de la jeunesse. 

Lune Sanglante est de ces polars qui se lisent d'une traite, imbibé de frissons, plongé au plus profond de l'encre au fil des pages, paysages gris sous le contraste du noir sur blanc, où le temps se suspend, se détend. 

Un de ces polars qui vous kidnappent aux premiers mots,

aux premières scènes et leurs premiers émois teintés de mystère. Vicieux d'un délabrement qui force à l'immersion. Lloyd Hopkins y est une âme brisée, à la dérive, un caractère entier et obstiné que je serai heureux de retrouver dans les prochains épisodes de cette trilogie qui lui est dédiée, et James Ellroy, à l'aube d'une carrière jalonnée de succès, livre ici un roman passionnant, puissant, vivant. Dégoulinant de suées et de sensations tenaces dans la moiteur aride et désolée d'une cité rongée par les ombres de ceux qui n'agissent qu'à la lueur de la Lune, pour y répandre le sang et tenter de jouer, vainement, dessus l'équilibre du monde.

Où rien n'est jamais que grisaille.