Trois modulations romanesques, dont deux dites fictives et une réelle, sur le thème de l’enfermement et même de la servilité dans le mariage, et du profil et des causes psychologiques qui peuvent conduire à une telle déchéance.
Rien n’est simple dans ce récit – et ce n’est pas la chronologie qui nous démentira –, tant Philip Roth semble prendre plaisir à brouiller les pistes : il n’est ainsi pas aisé de tracer la ligne de démarcation entre P. Roth et P. Tarnopol, de même qu’il est difficile d’appréhender la « vérité » du personnage de Tarnopol et de ce qui le fait agir, éparpillée entre les différents discours et opinions de P. Tarnopol, de sa femme, de sa maitresse, de sa famille (les parents, le frère, la sœur), de son psychanalyste etc. A moins qu’il ne s’agisse d’un acte fort, d’une position statuant ce qu’est la vérité de la vie d’un homme, plus que d’un jeu : une vérité résolument sauvage, farouche, insaisissable, tant l’homme est complexe, même celui qui se fait appartenir à un autre et semble consentir à la plus tenace captivité.
Tel est bien le cas de P. Tarnopol, jeune écrivain prometteur, qui épouse Maureen, une femme plus âgée qui est l’archétype même de la personne perdue, déséquilibrée, névrosée, au point qu’elle ne peut plus que détruire. Comment Peter a-t-il pu commencer à fréquenter cette femme relativement insignifiante, dénuée du moindre talent et pas particulièrement attirante ? Par l’élévation morale qu’une telle fréquentation suppose. Selon Peter, ce n’est pas par plaisir qu’il ne peut se résoudre à laisser Maureen, mais par tout un système de croyances, notamment morales, sur ce que doit être un homme et sa conduite. L’enlisement progresse alors, et la vile jeune femme obtient le mariage par le mensonge d’une grossesse. Tous les coups bas sont permis, et Peter subit toutes ces humiliations avec une résilience inouïe qui bientôt s’apparente à l’inaction du désespoir. C’est qu’il se méfie, qu’il a peur des stratagèmes de sa femme et de ce qu’elle pourrait faire dans sa démence s’il lui venait à l’esprit de fuir pour de bon.
Ainsi, si l’on suit ce que Peter raconte, il semble qu’il se soit attaché à Maureen par des considérations morales, la responsabilité morale qui incombe à un homme devant une femme démunie, mais qu’ensuite un déplacement se soit opéré et qu’il soit resté (si longtemps…) par peur, comme subjugué au travers de son emprise.
Néanmoins, le psychanalyste offre une autre vision de Peter, du moins des motifs au cœur de ses actes : il est un narcissique patenté (narcissisme typique de l’Artiste), enlisé et soumis relationnellement par une résurgence de la relation mère-fils, relation de crainte, au travers de laquelle des sentiments défensifs de supériorité et de singularité exacerbés se sont développés rapidement chez l’enfant. Autrement dit, avant toute rationalité morale expliquant que l’on s’attache et que l’on reste avec une femme tyrannique, Peter rejouerait l’angoisse de castration qu’il n’est pas parvenu à dépasser. Narcissique, il surinvestit sa personne, son Destin ; névrosé, ce Destin ne peut qu’être celui de la servilité.
D’autres voix, d’autres interprétations complexifient encore le puzzle d’un psychique tout à la fois fascinant et enrageant, tant on le voit tourner en rond. Avec cette désagréable impression qu’ici, au cœur de la souffrance qui se dit, l’écriture n’est pas encore la mise à distance mais une énième répétition de soi.