L'un des rares romans au-dessus de toute critique.
Refus destructeur du destin médiocre qui lui est promis, lutte inféconde contre les déterminismes sociaux et culturels qui gouvernent son existence, combat mortel contre l'aliénation sociale qui la domine et dont elle renforce le pouvoir sur elle à mesure qu'elle s'efforce d'en guérir : « - Madame Bovary, c'est moi » aurait dit Gustave Flaubert (propos rapporté, jamais prouvé), « - Madame Bovary, c'est nous », faut-il entendre. « Madame Bovary est une histoire totalement inventée, je n'y ai rien mis de mes sentiments ni de mon existence. L'illusion (s'il yen a une) vient au contraire de l'impersonnalité de l'œuvre; C'est un de mes principes qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout puissant; qu'on le sente partout mais qu'on ne le voie nulle part. » (Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie – 1857). D'où un style implacable, ciselé, poli, d'un exigence radicale, jusqu'à la souffrance physique (épreuve du gueuloir), mais surtout absolument dissimulé. Une scorie, une dissonance dans la phrase, et c'était pour Flaubert un attentat contre le monde.
Sur le plan de la technique narrative, on a beaucoup dit que Stendhal avait « pressenti » le cinéma, ou tout au moins le travelling, avec son histoire de miroir que l'on promène le long du chemin (c'était l'un des définitions qu'il donnait du roman). Flaubert apporte également sa contribution au pré-langage cinématographique en augurant à sa manière de l'idée expérimentale du montage vertical, superposé ou simultané, qu'un Resnais ou un Godard travailleront tant, et où une bande son – musicale, dialoguée, bruitée - vient en parasiter une autre. C'est le brillant épisode des comices agricoles où la déclaration d'amour de Rodolphe à Emma est brouillée par les vociférations des commerçants conduisant leurs enchères. L'amour est-il soluble dans les rapports marchands ? Emma apprendra que non, douloureusement.
Pour finir, un mot sur les adaptations cinématographiques du roman, toutes très éloignées d'une quelconque fidélité à l'œuvre de Flaubert, que ce soit dans la lettre ou dans l'esprit. Je ne suis pas très client de la version doloriste et introvertie du personnage proposé par Chabrol, j'apprécie déjà davantage la vision romantique qu'en propose un Minnelli. C'est très édulcoré mais non dénué de charme et de violence. Une adaptation plus lointaine (pas dans le temps mais dans l'inspiration) est celle de Manoel de Oliveira, Val Abraham, vu il y a très longtemps, mais je conserve le souvenir d'un film envoûtant. Enfin, je n'ai pas vu la version de Renoir qui n'a pas non plus réputation d'excellence.