Un audacieux dispositif narratif (et sinon, cette critique parle essentiellement de Madame Maigret)

Comme dans d'autres livres de la série, on apprend ici dès les premières pages que le médecin de Maigret, le trouvant un peu surmené, lui ordonne du repos, et le commissaire est contraint de prendre des vacances. Le crime, évidemment, ne connait pas de congés… mais cette fois, Maigret ne se retrouve pas à devoir par la force des choses intervenir dans une affaire : du début à la fin, il ne met pas les pieds à la PJ, ne se saisit pas du dossier et se contente de s'informer. C'est toute l'originalité de ce volume : l'essentiel de l’enquête est distillé par les journaux tandis que le commissaire, qui a fait croire qu'il était aux Sables d'Olonne pour profiter de Paris en été, la suit comme le public en lisant la presse deux fois par jour. Il montre une préférence pour les articles de Lassagne, un jeune journaliste dégourdi qui prend régulièrement le relais du narrateur, introduisant un style hybride entre celui de Simenon et celui des journaux des années 1950, non exempt d'un certain sensationnalisme que le commissaire lui-même relève avec amusement. Très vite, Maigret ronge son frein, d'autant que la PJ se montre d'abord parcimonieuse dans les informations qu'elle communique aux journalistes. Les séquences du récit qui ne sont pas les articles des journaux se concentrent donc sur les spéculations du commissaire, frustré qu'il lui manque des éléments pour comprendre le meurtre, et sur l'occupation de ses vacances — essentiellement des allées et venues le long des boulevards parisiens avec des haltes dans des bars pour prendre un demi et des déjeuners dans des brasseries, ainsi que quelques séances de cinéma.

On fait plus ample connaissance avec Madame Maigret, épouse idéale du milieu du siècle dernier, qui n'aura jamais été si présente dans un roman. Un ami me disait l'autre jour que c'était certainement le personnage féminin le plus inexistant de toute la littérature française, mais je ne suis pas tout à fait d'accord. Ou plutôt je trouve que son effacement même lui confère une présence très particulière, très notable, qui se fait jour avec beaucoup de netteté dans ce volume. Madame Maigret est une ménagère parfaite, d'un dévouement absolu au commissaire. Ses journées se partagent entre le marché, le ménage et la cuisine et elle est là, comme toute bonne épouse de cette époque, pour que son mari n'ait à se préoccuper d'aucun détail domestique et que le domicile conjugal soit impeccable et accueillant quand il rentre du travail. Elle n'a pas de divertissement en dehors de ceux que lui propose (ou que lui impose) son époux et elle s'épanouit ainsi. Inutile de s'appesantir sur la relation conjugale : c'est un trait d'époque, assumé par Simenon avec un conservatisme confiant qui fait partie, au même titre que les patriarches bonhommes et les calvados de dix heures du matin, de l'atmosphère particulière de la série.

Le portrait de Madame Maigret est donc évidemment aux antipodes de celui d'une femme de caractère, mais ce n'est pas celui d'un personnage inexistant. Simenon sait créer des personnages féminins très incarnés, plus vrais que nature, y compris des personnages de ménagères bourgeoises assez proches de Madame Maigret par leur milieu et leur fonction, mais ces femmes sont humaines. Un trait de caractère, une particularité physique, un passé secret, une névrose cachée, un amour dévorant ou une aversion meurtrière les ancrent dans le monde. Le commissaire, d'ailleurs, les considère souvent avec empathie pour ces particularités mêmes, d'où la tendresse avec laquelle sont décrites les patronnes de restaurant, les prostituées et les filles de bonne famille qui s'entichent d'un mauvais garçon. Maigret s'est assez frotté au monde pour savoir qu'il abime souvent les femmes et il ne leur tient pas rigueur de leurs écarts aux convenances.

Madame Maigret, elle, n'a aucun défaut, aucune aspérité, aucune faiblesse. Le monde n'a pas de prise sur elle. Elle le contemple avec un mélange de candeur et de sagesse, avec étonnement et bienveillance, tiraillée entre son inébranlable morale bourgeoise et sa bonté spontanée. Elle n'est ni curieuse ni commère, mais pas non plus indifférente. Elle est parfois surprise par les mœurs d'autrui mais ne juge personne. En tant que personnage, Madame Maigret ne sert pas vraiment de faire-valoir au commissaire et encore moins de contrepoint à sa virilité ; elle est plutôt comme le terreau qui permet à une plante vigoureuse de s'épanouir. Elle comprend son époux à demi-mot, sait être tendre et pudique à la fois, pleine de sollicitude mais pas étouffante. Elle possède deux modes de communication : l'interrogation et le silence. Ses questions ne sont jamais intrusives, ni bêtes, ni inutiles. Elle ne les pose que pour accompagner et relancer la réflexion de Maigret, comme une ligne de basse : Maigret peut réfléchir sans ses interventions mais celles-ci leur donnent un ressort et une profondeur supplémentaires. Ses silences sont musicaux : ils ont pour fonction de laisser résonner ce qui est important (et qui vient évidemment de Maigret). Par sa réalisation parfaite, irréaliste, du rôle d'épouse, Madame Maigret est un être humain hors-normes, surtout dans la population haute en couleurs des romans de Simenon. Par sa discrétion, sa malléabilité, son effacement et sa quasi-absence de caractérisation physique, elle est pour le lecteur ou la lectrice une porte d'entrée idéale dans l'intimité du commissaire, et dans ce roman en particulier un dispositif narratif bien plus subtil qu'il n'y parait pour alimenter le monologue intérieur de l’enquêteur. Madame Maigret, si elle existait dans le monde réel, serait en effet l’être le plus insipide qui soit. Dans l'univers de Simenon, cependant, elle est un être de papier d'une désincarnation choquante, à peine plausible, et c'est précisément ainsi qu'elle peut constituer un personnage dont l'action ne se situe pas dans l'histoire mais bien dans les modalités de son récit, au niveau métalittéraire.

AtehMasudi
9
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le 22 juil. 2022

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AtehMasudi

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