Soyons cliché : la littérature germanophone c'est moitié de fous, moitié de malade. Et Thomas Bernhard appartient aux deux catégories ! par sa biographie, un être maladif qui au crépuscule de sa vie, en 1985, compose ce roman fabuleux Maîtres anciens en référence au Kunsthistorisches Museum, le musée d'histoire de l'art de Vienne, qui lui le place dans l'asile de l'exubérance !
Tout le roman a lieu dans ce musée, plus spécifiquement dans la salle Bordone. La scène est on ne peut plus statique : trois hommes, le narrateur, Atzbacher, un "écrivain philosophant" dans la force de l'âge, son vénérable ami de quatre-vingt-deux ans, Reger, un critique musical pour le Times assez embourgeoisé assis sur la banquette de la salle en face du tableau du Tintoret L'homme à la barbe blanche et, pour assurer la liaison entre les deux, Irrsigler le gardien de cette aile du musée.
Formellement le roman est assez simple c'est le monologue intérieur et omniscient d'Atzbacher. Ce dernier cherche à comprendre pourquoi Reger lui commanda de s'y rendre deux jours consécutifs alors qu'eux deux effectuent des visites muséales, dans cette même salle, une fois tous les deux jours… Voilà une demande qui brise les chaînons d'une habitude qui sort de l'ordinaire… C'est donc un moment d'attente qui est comblé par une polyphonie de discours rapportés par le narrateur, une polyphonie qui embrouille et mêle ses pensées à celles de Reger lesquelles finalement forment l'architecture du livre. Des pensées qui sont remplies d'un sel que seule la Guérande saurait reproduire et qui assaisonne des réflexions sur la peinture des prétendus "alte Meister", la musique, la philosophie, la littérature et in fine la politique. C'est une écriture qui explore le côté jouissif de la méchanceté gratuite avec si peu d'ornementations, une écriture qui ne s'embarrasse pas d'habillages rhétoriques, un style qui se fonde sur la répétition trait pour trait de périodes entières mais qui joue avec les images du sens commun jusqu'à invoquer tout bonnement de petites références scatologiques qui viennent étaler sur la Kultur, sur cette grande culture viennoise et européenne, je cite, de "la merde". Rien ni personne n'est épargné et toute l'Europe cultivée y passe, Bach, Beethoven, Dostoïevski, mais en particulier les autrichiens Mahler, Bruckner le pendant musical de cette esthétique "kitsch" abhorrée par Reger attribuée à Adalbert Stifter en littérature, à Heidegger en philosophe ou à Klimt en peinture que l'on pourrait finalement appeler le goût petit-bourgeois. Que l'on dise du mal de Shakespeare ! de Goethe ! et tutti quanti ! Vivat ! C'est une explosion spasmodique de rage contre "la monstruosité de-la-Ville-et-de-l'Etat-et-de-l'Eglise-catholique". Les rescapés de ce radeau en perdition ne sont que quelques happy few... C'est bien en cela que se reconnaît dans ce roman le caractère de Kömedie avec ce discours burlesque répétitif sur ce que qu'habituellement on estime comme les plus hauts accomplissement de l'esprit humain ; comédie parce que le jeu des discours s'alimente amplement d'un théâtre de la dérision. Mais c'est aussi une comédie méchante, un humour atrabilaire qui cache la pensée explicite du trublion Thomas Bernhard (notamment à cause du côté réac de Reger), un humour mélancolique qui soulage l'esprit parce qu'il désacralise : il nous rappelle qu'Heidegger n'était rien d'autre qu'une
vache philosophique continuellement pleine qui paissait sur la philosophie allemande et qui, pendant des décennies, a lâché sur elle ses bouses coquettes dans la Forêt-Noire
; un livre qui en un mot nous rappelle que les grands hommes de l'esprit, "les maîtres anciens", ne sont que des hommes avec des défauts et dont le génie n'est pas une fulgurance venue d'ailleurs mais apparaît avec une circonstance historique, une éventualité car "seul l'imbécile admire". Car au fond du cœur, toute cette culture emmagasinée, pensée, réfléchie, aimée, n'est qu'une façon de vivre parmi d'autres qui n'empêche (malheureusement) pas les drames et les tragédies existentielles de nous blesser. Tous ces maîtres anciens qui nous avaient promis la joie de l'intelligence, la vertu de la beauté, où sont-ils une fois que nous sommes confrontés au spectacle, à la comédie de la mort ?