SPOILER. Regardez le film avant, vous êtes prévenus.
Si je devais résumer en une phrase accrocheuse ce film je dirais : « Une bénédiction Urbi (et Orbi) entonnée sur une chanson pop ». Telle est la contradiction de ce film. La vieillesse s’éteint dans une sombre modernité qui demeure éclairée par la douce chaleur d’un projecteur.
Paolo Sorrentino (à la réalisation) nous accroche pour son voyage autour de Rome au travers de la vie de Jep Gambardella (Toni Servillo), journaliste culturel âgé – il fête son soixante-cinquième printemps durant le film –, qui traverse les différents cercles et espaces de la bourgeoisie romaine. Autrement dit c'est une histoire sans histoire ; celle de Jep a d’ores et déjà eu lieu, le film s’attache donc à ce qu’il est et ce qu'il reste de son histoire, car comme Rome sa vie est en ruine.
Ainsi, franchissons le Rubicon pour voir en quoi cette œuvre cinématographique porte une vision désabusée de la condition humaine. A cette fin nous nous concentrerons sur le personnage principal, Jep, en alternant entre son rapport aux autres (I) et les méandres de sa solitude (II).
Avant, quelques considérations sur « la condition humaine ». Non sans faire référence au titre d’André Malraux, la notion de condition humaine nous renvoie aux modalités par lesquelles se forme et s’organise la vie humaine dans ses différents aspects depuis son principe, la naissance, jusqu’à son achèvement, la mort (pour les cuistres disons que c'est le caractère quotidien du Dasein en somme).
I. « Volevo diventare il re dei mondani, e ci sono riuscito »
Par cette citation – dite par Jep Gambardella en voix-off lors d'une balade matinale le long du Tibre – on peut déterminer quelle est la situation du protagoniste vis-à-vis des autres. C’est un rapport à la fois d’exclusion et de supériorité, d’aucuns et d'aucunes s’aventureraient à dire de domination, en vérité, ne se place-t-il pas comme le roi ? qui précise avoir « le pouvoir de les [les fêtes] faire s’écrouler. ». En effet, ce personnage ne se considère pas un membre quelconque de son groupe – et même de son groupe d’amis.
Dès la scène d’exposition alors que la fête bat son plein nous sommes transportés dans les pensées de Jep, un contraste saisissant entre le rythme d’une fête dansante, quasi estudiantine, et l’écho des paroles d’un vieux monsieur qui s'extrait visuellement de la cohue ; les deux blocs qui le longent sont en train de danser et leurs mouvements de bras forment un semblant de haie d'honneur, l'effet est renforcé. Par ailleurs, une différence est marquante a posteriori : sa tenue. Cette dernière est d’un formalisme requis pour l’enterrement, certes comme le dit Verlaine « Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! ». Toutefois, tout au long du film l’art sartorial de Jep sera mis en exergue avec une très large palette : rouge, bleu, en passant par le jaune ; couleurs ne passant pas pour des plus formelles dans le vestiaire masculin. De même on peut le voir porter des vestes avec 2 boutons et demi (propres aux charmes hollywoodiens des années 50). Cette interprétation qui peut sembler capillotractée semble cependant prouvée par la composition vestimentaire lors de la scène de funérailles : un costume noir revient, agrémenté d'une cravate-tricot et une pochette noire avec des points blancs.
Revenons à la scène d'exposition. Ainsi l’évènement joyeux qu’est censé être sa fête d’anniversaire est-il un enterrement en perspective que seul le protagoniste perçoit ? Quant à ses pensées, elles sont d’un calme olympien tout au long du film, ce qui est en adéquation avec les longs et précis mouvements de caméra.
En outre, Jep a un certain dédain concernant les autres. Pendant une autre soirée mondaino-culturelle avec une « enfant-peintre-prodige », Jep, lassé, s’éclipse d’une foule qu’il connaît pourtant et ne s’attarde pas une seule seconde pour la saluer.
Cette analyse s’applique également à des groupes réduits (écartant l’hypothèse de l’agoraphobie) et semblablement plus proches. Avec ses amis, du moins ceux qui semblent l’être, il prend son temps pour expliquer ses quatre vérités à une femme de ce groupe ; non sans placer une punchline mémorable.
Dans son travail, en interrogeant une artiste conceptuelle après son happening, il tourne en dérision les propos de celle-ci. En effet, elle lui parle « d’extrasensoriel » quand lui s’intéresse à ce qu’elle lit, c'est-à-dire comment se fabrique, comment se construit son œil d’artiste (pour faire référence au fameux livre de Baxandall). La question de savoir ce qui est artistique est régulièrement posée.
Le concept. La réalisation. L’achèvement. Ce sont également trois éléments qui permettent de saisir le rapport de Jep Gambardella au monde. Il se réalise en tant qu’il est écrivain et que les gens de son milieu veulent le passer au crible de l’interview pour son unique roman ; « que c’est présomptueux ».
Finalement Jep se détache de son groupe et le surplombe parce qu’il fait de la culture une production et non une mythologie (le sous-titre de l’entrevue qu’on veut lui faire passer est « la galaxie de Jep Gambardella »). Plusieurs éléments sont à ce titre remarquables. Au premier chef la distance à la littérature. Il a écrit un roman (l’Appareil humain, qui a reçu un prix prestigieux) qu’il déprécie (« il mio romanzetto »), en comparaison la femme que nous évoquions plus haut, s’enorgueilli des onze siens publiés chez un minuscule éditeur. Cette singularité littéraire contraste avec la quantité mirobolante de livres accumulés dans son appartement. De la même manière qu’on voit des livres, on parle d’auteurs également et ce dès les premières minutes du film : on note une référence à un « roman proustien » (sic), un autre convoquant Marcel comme son écrivain favori. Cet enchaînement allant jusqu’à un échange paroxysmique : dans un restaurant huppé, un jeune, dérangé du ciboulot, demande à Jep « Si je ne prends pas Proust au sérieux, qui alors ? » et à Jep de lui répondre :
Tu ne dois rien prendre au sérieux, sauf le menu bien sûr !
Proust, figure qui hante par son œuvre colossale et par son style, sert de boussole ; sans oublier que par les aventures du Narrateur de la Recherche rappellent éminemment le faste bourgeois ; le même qui se déploie sous nos yeux d’une soirée mondaine à l’autre et que Jep d’un revers main préfère écarter. Car si, comme Barthes le dit, l’œuvre de Proust est « une grande œuvre de plaisir », ce plaisir est maigre et incomparable à la jouissance que procure un bon repas et se trouve masqué par le phantasme que lui incombe cette même bourgeoisie dont Proust s’est fait la plume. En somme, un bon vin vaut mieux qu’un bon roman.
Il est, du reste, paradoxal de constater les différents usages par les personnages des littérateurs. Proust, qui s’inscrit dans l’écriture de soi avec une narration à la première personne et finit de détruire l’intrigue (principalement, il est vrai qu’il est également un très grand et sensible observateur, je généralise), est utilisé comme cadastre pour décrire le réel par quelques personnages. L’autre grand nom, celui de Flaubert, certes plus approprié pour une description distanciée et ironique, n’est cité que par Jep qui rappelle surtout son projet d'un « roman sur rien ».
De cette façon Jep participant de son autonomisation du monde – du beau monde – se trouve seul et une partie conséquente du film traite en effet de cette solitude ; en citant lui-même Breton « Qui suis-je ? ».
II. « Le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » (La Rochefoucauld)
Un homme épris de fêtes qui s’y retrouve bien seul. En premier lieu, physiquement, j’en veux pour preuve cette scène en contre-plongée, dans un clair-obscur, où Jep se retrouve affalé dans son lit à l’ombre de la nuit tandis que ses « amis », sur la terrasse éclairée, s’embarquent dans une « chenille » mine de rien ; les traits du visage serrés, en attente. Car, oui, tout au long du film on attend avec Jep, on veut comprendre où l’a menée sa solitude : par-delà les soliloques, au-delà des longues promenades sur les bords du Tibre et sur l’Aventin.
Comme son camarade Romano nous voulons comprendre : Pourquoi un seul roman ?
Exaltation d’une solitude gagnée « quarant’anni fa » [il y a quarante ans], réminiscence de l’époque où il n’était pas seul ; celle de sa bien-aimée, Elisa. Ses véritables et sincères sentiments ont été enseveli dans sa jeunesse, une nuit d’été, sur une île, près d’un phare. En apprenant la mort de son unique et tendre amour il est rappelé à lui-même, rien ne peut venir combler cette absence qui depuis le 8 septembre 1970 le ronge ; il sait que finalement sa vie n’a été qu’un divertissement – « tu sei nessuno » [tu n’es personne] – il était destiné « à la sensibilité, à être un écrivain, à devenir Jep Gambardella ». La question qui demeure sans réponse est de savoir s’il l’est effectivement devenu. Soulignons une magnifique utilisation du dies irae (chant propre aux funérailles dans le rite tridentin) qui se distingue en n'entonant pas seulement, comme cela est coutume dans l’art depuis le XIIIe siècle, les 4 premières notes mais en se réappropriant le septième verset : « Rex tremendae maiestatis qui salvandos salvas gratis, salva me fons pietatis » soit à peu près : « Roi de redoutable majesté, toi qui sauves les sauvables gratuitement, sauve-moi, source de piété », on peut interpréter de façon profane en posant que le roi en question est celui de l’amour et accentuant le sentiment de désespoir de Jep.
La più consistente scoperta che ho fatto pochi giorni dopo del compiuto 65 anni è che non posso più perdere tempo a fare cose che non mi va di fare.
Finalement, attendre 65 ans pour re-devenir Jep serait-ce cette volonté manifestée par le protagoniste de se remettre à écrire ? Pas pour une supposée modernité qui s’exprimerait dans l’utilisation d’un certain vocabulaire (« la modernité est couillue »), ni dans l’expression d’un engagement civique ou politique au travers de ses œuvres mais simplement une « activité d’oisif » (Flaubert) qui ne s’intéresse qu’à la sensibilité et aux émotions. C’est, en ce sens, évident que Jep réponde « De gustibus… » [« des goûts et des couleurs on ne discute point » (Plutarque)] afin de caractériser cette diversité sensitive ; la modernité étant celle que chacun entend suivant l’idéologie du temps.
Ce même temps qu’il manque désormais à Jep, pour ne plus voir la Mort autour de lui et ne pas oublier qu’à la fin nous ne sommes plus ; qu’il n’y a que la mort camarde mais qu’auparavant « il y a eu la vie sédimentée sous le volume de paroles insignifiantes cachant les sentiments et les émotions par un continuel bla bla bla… ».
Finalement, c’est ce « bla bla bla » trop sérieux – comme le mien somme toute – qui nous écarte de la vie simple où il ne demeure que la sensibilité, celle du menu du restaurant et la tendresse que l’on peut partager avec une personne qui nous est chère. Une douce affliction pour percevoir une lueur de ce que nous offre la Beauté, encore, au moins, une dernière fois. Fin.