Thomas Bernhard, seul en scène, démolit à la batte des idoles de verre et piétine ensuite leurs éclats.
Le silence du Kunsthistorisches Museum de Vienne et l’œil discret du spectateur contrastent avec la violence démesurée que Bernhard – qu’on reconnaît à travers le personnage de Reger – déploie pour détruire tout ce qui passe à portée de lui. Stifter, Heidegger, le Biedermeier et le Jugendstil, le Burgenland, Vienne, l’État, et le catholicisme ne sont plus que des bris sur lesquels Bernhard s’écorche les pieds.
Si le tout prête à sourire, c’est que le roman, sous-titré, « comédie », suggère l’humour dans ses excès, jusque dans son vocabulaire. Bach est "un gros puant" qui a tout raté, le Tintoret n’est pas capable de peindre une main, Heidegger est une "vache" et "un camelot philosophique", bref, aucun de ces "maîtres anciens" qui sont la valeur étalon de l’art ou de la pensée occidentale, ne résiste à l’examen minutieux de leur création, ils ont tous échoué à leur manière. Pour Reger, le chef d’œuvre est impossible et cette impossibilité consacre le ridicule de chacun des maîtres. Rien de parfait n’existe, tout est au fond ridicule, finalement, n’assistons-nous pas là à un nivellement par le haut ? Presque nihiliste, le jugement de Reger - rapporté dans le plus pur style bernhardien, c’est à dire par un narrateur muet, qui se contente de restituer les paroles de son interlocuteur – déshabille les maîtres de leur aura, il les humanise.
"L’art n’est pas fait pour la contemplation totale" nous dit encore Reger, puisque c’est cette forme de contemplation qu’il connaît bien, lui qui passe trois jours par semaine à contempler L’homme à la barbe blanche du Tintoret, qui permet de dévoiler la supercherie de ces grands maîtres. L’art est fait pour les groupes de touristes dilettantes qui visitent les musées au trot, parfois dans le sillage d’un guide qui n’y connaît rien.
Oui, c’est vrai, ces considérations péremptoires et sans appel peuvent nous sembler drôles. Mais alors que Bernhard démolit tout ce qui est sacré, alors que chaque statue brisée est ensuite piétinée, la scène se noircit du sang de ses blessures, lesquelles ne donnent tant plus envie de sourire.
Reger n’est pas un clown, ou bien c'est un clown triste. C’est d’abord un vieil homme amer dont les griefs contre les maîtres anciens se dévoilent au moment d’aborder la mort de sa femme (morte par accident ou assassinée par l’État, selon Reger). Dans la douleur de la perte, on comprend que la violence de tout à l’heure n’était que l’expédient malheureux de tout ce qui n’a été d’aucune aide pour surmonter le deuil. En cela, toutes les idoles que Reger détruit ne sont que ce qui est superflu à l’existence.
Toute notre vie nous nous reposons sur les grands esprits, sur les soi-disant maîtres anciens, voilà ce qu’a dit Reger, et alors nous sommes mortellement déçus par eux, parce qu’ils ne remplissent pas leur office au moment décisif. […] Nous remplissons de ces grands esprits et de ces maîtres anciens le coffre-fort de notre esprit et nous revenons à eux au moment décisif de la vie ; mais lorsque nous ouvrons ce coffre-fort de l’esprit, il est vide, voila la vérité, nous sommes là, devant ce coffre-fort de l’esprit, vide, et nous voyons que nous sommes seuls et, en vérité, dans un dénuement complet, voilà ce qu’a dit Reger.