Le Monde d'Hier est la dernière œuvre d'un homme qu'on a déraciné. Arraché à l'époque, à sa culture, à sa nation, à sa langue, aux siens, à ses biens et même à ses idées. Pourtant il n'existe aucun ressentiment chez Zweig dans son ultime livre. Une légère amertume, l'irréversible tristesse d'une vie qu'on a ravi, sans doute, des regrets, forcément, mais aucune haine.
Il serait une erreur de prendre cette autobiographie, cet essai, pour un livre d'histoire. Le Monde d'Hier, et son personnage ne sont pas son auteur et sa vie, quand bien même elles se confondent.
Il s'agit de garder une distance pudique avec ce qui nous est présenté et de ne pas rattacher trop promptement la vie de Zweig – et surtout sa mort – dans le livre, avec ce qui s'est vraiment produit, comme le caractère intime et confessionnel du livre nous incite à faire, mais il ne nous donne pas le droit de tirer des conclusions sur sa vie car elle n'est qu'illusoire. Loin de moi l'idée de traiter Zweig de menteur ou de penser qu'il ait voulu cacher les véritables raisons de sa mort, ni même de croire à des versions alternatives, mais il me semble important de considérer son dernier livre comme dans la continuité de son précédent travail littéraire et pas comme une auto-analyse ou une forme d'ego-histoire ; en bref ne présumons pas. Voilà pourquoi je distinguerai Stefan Zweig l'auteur et personnage historique, du narrateur de ce livre qui est son alter ego diégétique, et pourquoi je ne parlerai de son suicide que par rapport à ce qui est écrit dans le livre et comme objet littéraire, et pas en extrapolant à partir d'un événement dont finalement, je ne sais rien.
Le livre s'ouvre sur une époque qui était déjà oubliée - invraisemblable - en 1930, et sur la vie mondaine de son narrateur et de sa famille. Dans un pays qui n'existe plus et dont la description par l'auteur est aussi onirique que bucolique. Le thème de la disparition - brusque en l'occurrence – suit comme une ombre la plume de Zweig dans l’œuvre puisque d'une ascension rapide, il finit par tout perdre progressivement.
Ce qui frappe d'abord c'est la soif de connaissance et de culture qui anime le jeune Zweig, motivé par un appétit intellectuel précoce. Celui-ci est couplé avec un talent évident pour les lettres (mais donc Zweig se garde bien de faire l'éloge) et une irrépressible volonté de demeurer libre. Libre des obligations bourgeoises qui régissent la société, des bonnes mœurs et des bonnes gens, mais aussi libre des institutions scolaires et étatiques. Zweig rêve de voyager, de découvrir une Europe qui lui tend les bras et qu'il chérit tout au long de sa vie, c’est à des voyages qu’il consacra ses débuts, qu’il forgea un réseau parmi les plus grands de son temps, et qu’il s’imposa lui-même comme tel.
Sa notoriété tôt acquise, Zweig mène une vie mondaine, mais à son image, classique, littéraire. Il a un projet pour l'Europe, l'union, en effaçant les états et les barrières des postes-frontières, mais pas les nations. Zweig le libéral, Zweig l'européen refuse en effet à toute force la disparition des nations qu'il respecte et qu'il se garde bien de haïr. Au contraire il les aime toutes ; Zweig avait compris que la nation ne s'improvise pas.
Finalement sa vie lui est volée par les nazis, mais surtout par l'époque. Zweig est un homme classique, un homme d'un XIXe siècle dont l'esprit est mort avec une violence et une brutalité inédite sous les shrapnels. En dix ans à peine, les valeurs se trouvaient renversées, les normes bouleversées, les hommes traumatisés et la nouvelle génération déboussolée.
Son récit est aussi celui de la chute de l'Europe centrale comme partie motrice de l'Europe. Pas encore arrachée à l'Occident, mais déjà plus lointaine, assurément meurtrie et affaiblie. L'Autriche est tombée avec Zweig, mais aussi cette âme – fantasmée et archivée de nos jours – bourgeoise, mondaine et furieusement européenne.
De sa vie, ou plutôt des circonstances de celle-ci, Zweig a des regrets. Et en effet, il a tout perdu trois fois, pensait en outre qu'Hitler avait gagné et préféra mettre fin à ses jours. Ce geste, qui en rappelle d'autres, témoigne du romanesque de sa vie. C'est ce suicide, paradoxalement absent du livre, qui lui donne sa substance, sa valeur, et son réel dénouement. Le tragique d'un homme survivant, abandonné, apatride, dans un monde qui lui est incompréhensible (dans un sens, c'est finalement un schéma très « mannien » avec l'ascension, l'acmé et la chute). Le Zweig du Monde d'Hier meurt par désespoir de ne plus être entier, du désarroi face à ce que le nazisme représente et c'est finalement pourquoi son témoignage fait office de testament intellectuel d'un génie désabusé.