Malevil
8.1
Malevil

livre de Robert Merle (1972)

L'apocalypse a tout détruit, sauf la misogynie

J’ai voulu lire Malevil parce qu’il arrive très haut dans les classements de livre de littérature française et dans les classements des livres post-apocalyptiques. J’ai une légère obsession pour ce thème, et je suis particulièrement curieuse de voir comment il peut être traité dans un contexte français.
Je l’abordais avec circonspection parce que je ne lis presque plus de livres écrits par des hommes depuis 3 ans et celui-là a été écrit par Robert Merle en 1972, période de grande décomplexion misogyne, bien visible dans la littérature.
Mais je pense que j’étais quand même pas prête au déballement de sexisme et de culture du viol que Merle intègre joyeusement, presque en s’en délectant, tout au long du bouquin.
Malevil s’ouvre sur une scène familiale où le personnage principal, Emmanuel, dénigre intérieurement ses sœurs et sa mère, qu’il trouve chiantes, stupides et qui évidemment le martyrisent lui et son père.
Ensuite vient l’apocalypse et là, c’est une catastrophe misogyne qui s’abat sur les rares survivantes : les vieilles s’occupent des tâches ménagères, les jeunes sont « partagées » entre les hommes. D’ailleurs, elles ne sont pas « partagées », c’est elles qui choisissent de coucher avec tous ! Elles en sont ravies, elles les réconfortent tous, ce qui permet de maintenir la paix entre hommes et en plus elles repeupleront la Terre, et tous élèveront les enfants comme s’ils étaient les leurs.
Tout le vocabulaire utilisé pour mentionner les femmes est éminemment misogyne, les rôles de genre hyper forts.
Il y a néanmoins quelque chose d’intéressant dans la manière dont tout ça est traité. L’histoire des deux jeunes femmes qui rejoignent les hommes de Malevil après l’apocalypse est celles d’enfantes incestées par leur beau-père. Miette, la première jeune femme (déjà le nom… en plus elle est muette, bonjour le fantasme masculin total) est décrite comme très généreuse puisqu’elle couche avec tous, mais refuse de les embrasser et Emmanuel décrit clairement qu'elle n’y prend aucun plaisir.
Quant à sa sœur Catie, elle est obsédée par le sexe et désespérée de provoquer le désir chez chacun des hommes.
Plus tard vers la fin du livre, une femme qui a subi des viols de la part d’un groupe violent, couche ensuite avec Emmanuel. Celui-ci remarque qu’elle pleure après l’acte.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’il y a de la part de l’auteur, une certaine conscience de l’effet de la violence sexuelle sur les comportements des femmes, puisqu’elles sont clairement intégrées au récit.
Peu de chance que Robert Merle ai jamais lu quoi que ce soit sur les comportements traumatiques des victimes de violence sexuelle, et pourtant elles sont là.


Pour citer Virginie Despentes : « Le viol fabrique les meilleures putes ». Miette présente ainsi clairement un syndrome post-traumatique de dissociation : elle est coupée de son corps et de ses ressentis, se met à disposition des hommes comme son beau-père lui l’a appris. Catie a également un comportement post-traumatique qui chez elle, a pris la forme d’une hypersexualité et d’une dépendance totale au regard masculin. Je cite Murielle Salmona sur ce qu’elle nomme des « conduites à risque » :
« Le but de ces conduites qui paraissent souvent paradoxales est d'échapper à une souffrance psychique intolérable, incompréhensible et incontrôlable, qui est liée à une mémoire traumatique produite le plus souvent par des violences subies : maltraitances, violences sexuelles remontant à la petite enfance ou plus récentes.
Il s'agit donc de conduites d'auto-traitement anesthésiantes, de stratégies d'ajustement face à des angoisses terrifiantes qui sont des angoisses « fantômes » identiques à celles vécues lors des violences initiales (mémoire traumatique), qui se réveillent à l'occasion de situations ou de liens rappelant les violences. »


Pourquoi c’est intéressant ? Robert Merle n’a pas écrit des femmes qui n’auraient pas subi de violences sexuelles. Il choisit et décris intentionnellement ces femmes dans un récit de violences sexuelles. Il sait, cet homme dans les années 1970, que les comportements sexuels des femmes sont conditionnés par les violences sexuelles masculines. Il le sait et il s’en réjouit, parce qu’il en profite (Et son personnage principal, Emmanuel, qui parle à la première personne et qu’on imagine facilement comme une projection idéalisée du soi de l’auteur en profite plus que quiconque.)
Ce que je veux dire par là, c’est que même si les travaux des féministes et de chercheuses engagées comme Murielle Salmona ont permis de décrire et établir un cadre de compréhension des conséquences et des mécanismes des violences sexuelles, cette conscience-là du lien entre violence sexuelle et sexualité hétérosexuelle, existait déjà à un certain niveau avant ces recherches et leur diffusion.
Elle existait même sans doute principalement chez les hommes, qui en bénéficient, que chez les femmes qui la subissent. En bref : les hommes ont toujours bien su ce qu’ils faisaient 1) quand ils violaient et 2) quand ils avaient un rapport sexuel avec une femme qui a subi préalablement des agressions sexuelles. Et ils n’ont jamais rien fait pour changer cet état de fait (parce qu’ils en bénéficient CQFD).
C’est d’ailleurs pour ça que les mouvements féministes qui luttent contre ces violences sexuelles doivent être, à un certain moment, non-mixte.
A côté de ça, Emmanuel souligne à plusieurs reprises que ce qui compte plus que tout c’est la cohésion entre les hommes de Malevil et l’amour fraternel qu’ils se portent est au-dessus de tout autre sentiment. Ce qui suggère qu’il conçoit abstraitement que les femmes sont bien là pour servir les hommes et qu’elles évoluent à la périphérie de ce noyau masculin.
Et pourtant, Emmanuel et ses compagnons masculins sont persuadés de vivre un certain idéal égalitaire y compris avec les femmes, même quand elles sont exclues des plus importantes assemblées, et même si elles sont soit bonniches soit pute, parfois les deux.
Là encore, c’est intéressant parce que c’est un mythe qui perdure avec force aujourd’hui. La plus grande partie des hommes en France aujourd’hui sont persuadés de vivre dans une société égalitaire, parce que juridiquement, l’égalité est dans la loi. En pratique, elle n’est visible nulle part, et être une femme en France aujourd’hui c’est encore craindre que si on est violée ou tuée par son conjoint celui-ci soit mollement condamné, si jamais il l’est (entre autre).
A Malevil, en France post-apocalyptique, c’est la même chose, l’égalité entre les individus est énoncée mais évidemment jamais pratiquée, et pourtant les hommes sont convaincus qu’elle l’est, presque parfaitement.


Devant ce constat écœurant, les notes élevées que récolte Malevil sur les différents sites culturels pourrait étonner.
Mais d’une part, le livre a certains atouts indéniables, qui ont garanti sa popularité et sa renommée au fil des décennies : il dépeint vivement un groupe d’ami soudés, complémentaires à travers les pires épreuves ; il y a un certain talent à captiver l’attention du lecteur dans le déroulé des événements, et l’épisode de l’apocalypse est en lui-même est saisissant ; et surtout je pense, il y a cette teinte « France rurale » mise en littérature qui est, il faut l’admettre, très réussie.
Malevil dresse le portrait d’une certaine France rurale du début des années 1970, très traditionnelle (et donc très misogyne), en voie de développement mais qui conserve ces rapports sociaux très codés propre au milieu rural. Et personnellement, j’y ai trouvé des choses qui m’ont paru vraiment authentiques. La projection de ces comportements dans un monde post-apocalyptique forcément violent et patriarcal est donc intéressant. Ces hommes retrouvent le goût de la lenteur, du travail physique et des biens partagés, des liens sociaux resserrés que la marche du progrès était en train de leur dérober.
Merle envisage une évolution plutôt fataliste et redondante de ce monde : Son autre personnage masculin principal, Thomas, imagine que dans quelques siècles, les humains auront probablement recréé des technologies mortifères, puisque c’est la seule évolution humaine possible : la lutte pour la survie et l’appropriation des ressources qui entraîne forcément la création d’armes de plus en plus puissantes. Une vision d’un futur partriarcal et nécessairement thermo-industriel somme toute très cohérente avec les comportements masculinistes en place à la fin du bouquin mais guère original ni inspirant.
D’autre part, peu de personnes ont une lecture critique féministe. Au plus, j’imagine que les lecteurs ressentent un léger malaise à la lecture de certains passages (les lectrices surtout) et se disent que c’est surtout le reflet d’une conception masculine d’un autre temps (c’est un peu moins évident maintenant, mais à mon avis ça a pas énormément bougé). Et je pense que c’est là un des gros problèmes de ce genre de livre, l’une des raisons pour laquelle j’avais arrêté de lire des auteurs. A un moment donné, le message misogyne porté par ce livre passe dans l’esprit du lecteur, tant il est asséné avec aplomb. D’autant qu’il est prononcé dans une société profondément sexiste, et proclamé par à peu près 200 millions d’autres auteurs.
Lire un livre ce n’est pas une activité anodine comme faire la vaisselle. Les structures des phrases, le vocabulaire, et finalement les messages lus pénètrent à des degrés différents et de manière propre chez chacune et chacun d’entre nous. Mais une fois le livre refermé, le message reste quelque part dans notre cerveau et peu venir alimenter nos valeurs, notre conception du monde, en particulier si aucune approche critique n’est présente en amont. Donc Malevil n’est pas seulement le reflet d’une époque ou des opinions d’un auteur, c’est aussi, à mon avis, un outil de propagande de haine à l’encontre des femmes qui consolide, comme un clou dans un cercueil, la domination masculine.
Robert Merle avait un certain talent littéraire, sans conteste. Mais moi, je pense qu’il l’a complètement souillé en l’imbibant de sa misogynie. Des livres d’autrices portant les mêmes thèmes (ex : Dans la Forêt de Jean Hegland, Le Mur Invisible de Marlene Haushofer) avec un talent égal voire supérieur se retrouvent moins bien notées, comme si la misogynie qui dégueule de Malevil était presque une valeur ajoutée à son œuvre. Ce qui en dit plus long sur les lecteurs d’aujourd’hui que sur les auteurs d’hier.

GwlaDys1
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le 8 févr. 2022

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