Normal People
7.4
Normal People

livre de Sally Rooney (2018)

Normal People, c’est le récit de l’histoire d’amour entre Connell et Marianne, à partir de leur dernière année de lycée à l’ouest de l’Irlande puis au cours de leurs années d’études à Dublin.
Ou plutôt, c’est un roman sur la dynamique de l’amour.


En s’appuyant sur une structure narrative classique, Sally Rooney écrit un roman d’influence marxiste. L'autrice, comme Doris Lessing rejettent l’idée d’autonomie absolue et d’individualisme. Pour elles, nous nous façonnons les uns par rapports aux autres et l’indépendance totale n’est pas une perspective humaine désirable ou même possible : « Le marxisme voit les choses comme un tout, et reliées entre elles – tout au moins il essaie ». (Préface du Carnet d'Or, Doris Lessing)


L’écriture ciselée au plus près de ses personnages, Sally Rooney étudie comment les systèmes du capitalisme et du patriarcat affectent la personnalité, les comportements au niveau le plus intime. Ils infectent et conditionnent les dynamiques de pouvoir et d’attachement inhérents à la relation amoureuse, un jour la nourrissant, l’autre la détruisant.


Une histoire d’amour peut bouleverser nos personnalités, nos choix et nos manières d’être.
On ne peut pas échapper à la nature transactionnelle des relations amoureuses.
Mais s’y engager en ayant uniquement recours aux les mécanismes de la consommation et de la domination qui régissent le reste de l’existence, c’est la corrompre.


Avec Connell, Sally Rooney dresse le portrait d’une certaine masculinité toxique.
L’obsession du regard des autres provoque chez lui une anxiété débilitante. Il la masque derrière son détachement, une prétendue assurance et son physique.
Ses sentiments pour Marianne fissurent ce vernis, ses émotions et sa personnalité émergent alors à contre-coeur, irrépressibles.

A travers le personnage de Connell, c’est toute la sociabilisation et l’éducation des garçons, qui ne fournit aucun outil d’expression et de communication des émotions qui est pointée du doigt.
La culture de sa classe sociale, dans laquelle la virilité bruyante et vulgaire est sans cesse célébrée, resserre l’étau.
Tant que ces codes sociaux ne sont pas remis en question par les individus eux-mêmes, les rôles d’hommes à incarner sont très limités.
Connell n’a pas d’autres modèles et pense que l’expression sensible de son être est anormale. Alors il se résout à tout enfouir.
Devenu adulte il apprend le suicide d’un ami du lycée, et comprend que cette angoisse n’est pas tant une question de caractère ou de personnalité : l’injonction à la performance masculine et l’absence d’horizons, conséquences de la crise économique début des années 2010 conduisent au suicide d’un ami de lycée.
Dans la série, Paul Mescal joue d’ailleurs à la perfection la détresse dans laquelle Connell plonge après le suicide de Rob. Une expérience qu’il a lui même traversé : Au cours de son adolescence en Irlande de l’ouest, 3 de ses camarades de classe se sont suicidés.


Avec le personnage de Marianne, Sally Rooney retrace le lien entre les violences subies dans l’enfance et les conduites dissociantes à l’âge adulte.
Ainsi Marianne évolue progressivement vers une sexualité violente, BDSM. L’écriture du personnage indique clairement que cette sexualité est déterminée par son histoire familiale et sociale plutôt que le choix d’une sexualité « pimentée ». La haine de soi qu’éprouve Marianne est profondément ancrée dans la violence qu’elle a subie de la part des hommes de sa famille et de la complicité silencieuse de sa mère. Ce trauma originel conditionne son rapport aux hommes, en particulier dans l’intimité et la sexualité. La plupart exploitent et exacerbent cette blessure et Marianne se dissocie un peu plus à chaque fois.
Auprès de Connell, l’impact du trauma sur sa personnalité ne disparaît pas.
Mais leur relation lui permet de l’affronter, de le transcender et ensemble, ils inventent une relation dans laquelle le trauma arrête enfin d’être nourri. Il est apprivoisé et sa blessure existentielle est apaisée.
Elle peut enfin être autre chose qu’une femme meurtrie, éclatée en mille morceaux. En prenant appui l’un sur l’autre, ils font la paix avec eux-même et sont désormais capables d’avancer.


Constance Grady le décrit très bien dans son article sur Vox : "Dans Normal People, Marianne et Connell passent des années à se rétrouver puis à s'éloigner l'un de l'autre, encore et encore, en reconstituant le traumatisme de la trahison de Connell au lycée, qui avait caché Marianne à leurs camarades de classe. Et Rooney montre clairement que la dynamique de pouvoir de leur relation ne changera jamais vraiment, que Connell aura toujours un pouvoir sur Marianne, même dans des moments qui, autrement, pourraient se révéler franchement romantiques. Lorsque Connell sauve Marianne de son grand frère sadique et lui dit ensuite : "Personne ne te fera plus de mal comme ça", Rooney nous informe immédiatement que "dans la précipitation, il sent à nouveau son pouvoir sur elle, l'ouverture de ses yeux".


Mais au final, Marianne et Connell ne résolvent pas les choses en décidant que leur relation n'est pas saine et en coupant tous les liens entre eux, ou en recréant d'une manière ou d'une autre la dynamique de pouvoir de leur relation afin que Connell n'ait plus de contrôle sur Marianne. Au lieu de cela, ils résolvent les choses en s'éloignant à nouveau, cette fois sans amertume ni rancune, et en sachant que s'ils se retrouvent, la soumission de Marianne sera intacte. "Je serai toujours là", dit Marianne à Connell dans la dernière ligne du roman. "Tu le sais."


Normal People n’est pas un livre sur la relation amoureuse en tant que fin en soi.
Sally Rooney partage seulement sa conviction profonde que l’autre fait pleinement partie de la construction de soi : « You are always a combination of the influence of others ».


Marianne et Connell sont obsédés par l’idée d’être normaux. A quoi Sally Rooney répond : c’est ça être normal.
Se débattre avec ses traumas personnels, conséquences de systèmes oppressifs et violents perpétués par tous, à un certain degré.
Apprendre à lutter pour exprimer notre humanité face à leur poids, les agencer pour qu’elles ne nous étouffent pas.


« Grandir consiste à comprendre que sa propre expérience incroyable et unique est ce que tout le monde partage ». - Préface du Carnet d’Or, Doris Lessing

GwlaDys1
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le 30 déc. 2020

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