Le hasard de nos lectures fait parfois bien les choses.
J'ai lu Normal People quelque temps avant le somptueux roman de Clémentine Beauvais, Songe à la douceur. Les deux livres n'ont pas grand-chose à voir, notamment sur la forme, mais ils traitent tous deux du sentiment amoureux chez les jeunes gens d'aujourd'hui.
Et je ne peux m'empêcher de les mettre en miroir, le flamboiement néo-romantique de Clémentine Beauvais répondant, pour moi en tout cas, à l'intraitable analyse psychologique et sociologique de Sally Rooney, et à son regard entomologique sur les errements sentimentaux de la jeunesse des années 2000.
Dit comme cela, vous comprendrez de quel côté mon cœur (d'incorrigible sentimental) a le plus penché. N'allez pas croire pour autant que j'ai détesté Normal People. Au contraire.
C'est un roman brillant, qui saisit par pincées minutieuses la difficulté d'aimer, de se déclarer, de se trouver et de trouver les autres, d'avoir ou non confiance en soi, de se juger à la hauteur de ses propres attentes et de celles des autres (réelles ou imaginaires), dans un monde bousculé de toutes parts par des sollicitations de plus en plus nombreuses et lourdes à assumer.
Un monde trop rapide et trop encombrant pour laisser à l'amour le temps et la place d'exister dans toute son ampleur.
Un monde de paraître et de faux-semblants où la réussite tient plus au spectaculaire du maquillage dont on s'affuble pour plaire qu'à la réalité de la peau, des visages et des sourires.
Dès le titre de son roman, Sally Rooney pose la question la plus fondamentale de nos existences : dans un tel monde, qu'est-ce que c'est, être normal ? Est-ce que cela existe vraiment ? Faut-il être normal, faut-il en rêver ?
C'est pourtant ce que souhaite Connell, son protagoniste masculin :
"Tout ce qu’il voulait c’était être normal, dissimuler les aspects de
sa personnalité qu’il trouvait honteux et perturbants."
Mine de rien, je pense que nous nous sommes tous plus ou moins posé cette question. Surtout à l'adolescence ou dans la vingtaine, quand on commence à se voir dans le miroir du regard des autres, et que l'on cherche sa place dans un monde d'adultes où l'on n'a pas toujours l'impression d'être le bienvenu.
S'obstiner à être normal, s'évertuer à ne pas l'être, ce sont deux facettes d'une même réalité, celle de l'être humain en quête de son rôle social.
C'est tout cela que raconte Normal People, au fil des tergiversations de Connell et Marianne qui les voient se rapprocher, se fuir, s'éviter et se retrouver, bousculés dans l'évidence de leurs sentiments par tout ce qui, autour, s'évertue à les parasiter.
Pensées noueuses, impressions tronquées, rendez-vous manqués, poids écrasant de l'opinion d'autrui, sursauts d'énergie et d'espoir succédant à des tunnels d'abattement ou de doute, la très jeune Sally Rooney a dû puiser beaucoup de sa propre expérience pour restituer avec autant de clairvoyance les secousses qui agitent ses héros.
Si elle y parvient, c'est aussi grâce à la forme qu'elle a choisie pour construire son roman. Plutôt qu'un récit linéaire, elle a opté pour des sauts de puce dans le temps.
Chaque chapitre suit le précédent à la faveur d'une ellipse plus ou moins longue, ce qui permet de parcourir la vie des protagonistes durant plusieurs années en ne focalisant que sur les moments les plus essentiels de leur(s) histoire(s) et de leur(s) relation(s). Comme une série de zooms opportunément avancés sur les séquences capitales du film.
L'idée est aussi pertinente qu'efficace. Le récit y trouve une dynamique singulière, précise et pointue, en zappant des passages de transition qu'un flash-back ou une simple évocation suffisent à dessiner pour comprendre comment et pourquoi Connell et Marianne en sont arrivés à chaque début de chapitre.
Si je dois ajouter un bémol à la portée, il accentuera le style, que j'ai trouvé un peu trop froid peut-être, distant, me privant d'imprimer plus en profondeur un texte un peu trop concentré sur sa pertinence pour toucher mes propres émotions, et de m'attacher à des personnages qui, du reste, il faut le souligner, ne sont pas conçus pour cela.
On peut les apprécier parfois, à d'autres moments les trouver insupportables ou décevants, mais difficile d'en faire d'authentiques amis imaginaires.
C'est peut-être ce qui les rend, au bout du compte, si... normaux ?