J'ai des sentiments très partagés après la seconde lecture de ce livre, 8 ans après la première (17 ans, 25 ans pour la seconde).
D'un point de vue littéraire, je pense qu'il est très bon.
L'écriture est fine. On est vraiment plongés dans la parole de gens de la campagne des années 70.
Le rythme est excellent. J'ai eu beaucoup de mal à fermer le bouquin. Je l'ai même beaucoup lu en marchant.
Je trouve le récit intelligent. On a vraiment plaisir à voir cette Communauté humaine se bâtir et remonter la pente. Je garde particulièrement en tête la scène de l'explosion, et la scène de la pluie, ma préférée. Après avoir lu La Route, je ne peux que constater l'énorme différence : ici, on a une histoire profondément psychologique. La survie est très secondaire en fin de compte : la nourriture ne sera jamais vraiment un problème, on oublit trop, je trouve, le ciel noir et la mort omniprésente dans la première moitié du livre, et l'exubérence de la nature semble revenir presque trop vite.
Narrativement, je ne suis pas bien convaincu par le fait que les gens de Malevil n'auront à braver aucun véritable échec de tout le récit. Fulbert ne prend jamais une fois l'ascendant sur Emmanuel. Il ne fait que perdre du début à la fin. Un méchant très oubliable, et très vite pathétique. Avant même le départ de Fulbert de Malevil, il semble pitoyable, même pas capable de se retenir de coucher avec Miette au premier soir ! Et elle qui y va par devoir ? Mais quel devoir ? Et les hommes de Malevil qui n'y voient que leur jalousie !
A l'inverse, Emmanuel ne perd quasiment jamais, et fait quasiment toujours les bons choix. Ce qui me le rend, à la fin, d'autant plus détestable.
Ce qu'on apprécie dans ce livre, ce sont les décisions, les analyses, les conclusions, les prédictions qu'Emmanuel fait sans cesse, d'un bout à l'autre du livre. Rien de plus satisfaisant, du moins jusqu'à un certain point du récit, de voir Emmanuel tout analyser avec justesse, de gérer les avis, les égos, les relationnels pour prendre la meilleure décision possible. On comprend toute la complexité qu'il y a à rebâtir une société à partir de presque rien. Comment faire vivre une Démocratie ? Que doit-on partager ? Comment se battre face à ceux qui nous veulent du mal ?
Je ressors du livre avec l'impression très forte de connaître Emmanuel, comme s'il existait vraiment, avec ses qualités et ses défauts. Son habilité, son intelligence, ses idéaux démocratiques... et son cynisme, son côté manipulateur, et sa profonde mysoginie, trois choses qui culminent à la fin du récit, au point que j'en viens à détester cet homme, comme je détesterais un gars dans son genre que je croiserai je ne sais où.
Déjà, quel mépris ! Dès les premières pages, il a une façon terrible de parler de ses soeurs. Certains personnages, bien qu'il les apprécie, et même sincèrement, il ne nous en parle que pour des descriptions qui frisent l'insulte. Jacquet ne sera à ses yeux jamais qu'un petit chien idiot. Falvine qu'une grosse qui cacquette.
Plus généralement, je ne supporte pas sa vision des femmes. Je ne sais pas exactement quoi penser du positionnement de l'auteur. Je pense qu'Emmanuel est une version idalisée de l'auteur et qu'il y met en très grande partie ses opinions. Et vis-à-vis des femmes, c'est quelque chose. J'ai tiqué plusieurs fois au cours du récit. J'avais de la peine de lire comment Miette était traitée par les personnages, et écrite par l'auteur. J'ai beaucoup de mal à croire au personnage de Cathie.
Dans la fin du livre, c'est une véritable apothéose de mysoginie.
Chaque femme est décrite physiquement à l'aune de sa baisabilité. Ou alors c'est une vieille, et généralement elle est décrite avec un mépris sidérant. Pauvre Falvine.
Les femmes se retirent de la liste du Conseil Municipale car les La Roquais verraient ça d'un mauvais oeil, et Emmnuel ne fait rien contre cela. Il traite même avec une certaine condescendance l'indignation de Judith.
Evelyne ne vit que dans le regard du héros. Elle a 14 ans. Elle a une relation "platonique" "mais non dénuée de sensualités" avec Emmanuel. A la fin du livre, j'avais du chagrin pour elle. Je me dis, si seulement elle n'avait pas rencontré cet manipulateur charismatique mais une personne qui l'aurait véritablement aidée.
J'ai aussi beaucoup de chagrin pour Miette, qui a aussi vécu des viols, et qui estime avoir un devoir de satisfaire sexuellement les hommes de Malevil. Dégueulasse. Elle aurait mérité de l'aide, pas ça.
Et puis il y a la scène de viol, qu'Emmanuel n'appelle pas comme telle car il a obtenu un 'oui' après plusieurs réticences, par une femme qui a été tout récemment violée. Scène qui est suivie par des pleurs de la part de la femme. Ce qu'Emmanuel remarque avec une légère déception. Je me souviens maintenant que cela m'avait déjà choqué à ma première lecture.
Malevil aborde avec une certaine profondeur un certain nombre de thèmes intéressants, très courants en post-apo : la fragilité de l'existence, l'ambivalence du progrès, les liens sociaux à l'heure de la modernité et du retour à un mode de vie tribal. J'ai pu lire dans d'autres critiques que le livre est d'un grand humanisme. J'ai beaucoup de mal à y croire. Il y a de l'humanisme à Malevil, sous la houlette cynique d'Emmanuel. La conclusion apporte une toute autre facette au récit : les hommes ont besoin d'être dirigé par un "Grand Homme". Le machiavelisme (au sens premier) est nécessaire. Le héros montre assez peu de réticence à appliquer la peine de mort, et montre fort peu de regret face à l'exécution d'une dizaine d'affamés.
La question des relations homme-femme tient une bonne place parmi tout cela. Il est question de respecter le consentement, mais les décisions sont toujours prises entre hommes. Hommes qui cherchent le meilleur moyen d'être satisfaits sexuellement de façon régulière et d'en faire des pondeuses pour la communauté.
Ce qui est étrange, et dérangeant, c'est que l'auteur semble avoir conscience de combien la condition des femmes est terrible : les viols sont mentionnés, on sait que Miette ne trouve pas de plaisir dans ce qu'elle fait. Mais cela n'est jamais vraiment questionné par Emmanuel. Sa vision de Malevil est au fond celle d'un boys club où les femmes font la vaisselle, la lessive et le sexe. Et qui troublent la cohésion de façon régulière.
Je referme le livre ne me disant qu'Emmanuel vaut mieux que les pillards, mieux que Fulbert, mais pas de beaucoup. On est loin d'avoir posé de bonnes bases pour une société nouvelle.
Au moment de juger le livre, je suis donc partagé entre la qualité intrinsèque, littéraire que je lui trouve, et le dérangement qu'il me procure. Pendant 400 pages, j'étais dérangé de façon régulière par le mépris d'Emmanuel et sa mysognie, mais je suis avec grand plaisir l'évolution de Malevil. Sur les 50 dernières, je suis dégoûté.