Aborder ce livre de 1860 des frères Goncourt aujourd'hui c'est vous laisser un goût doux-amer à la fermeture de l'ouvrage.
On va commencer par l'amertume, car on ne rangera décidément pas la fratrie Goncourt dans le panthéon des progressistes audacieux de leur époque. La lecture de Manette Salomon sent le souffre, et c'est un curieux portrait antisémite et misogyne sans nuances qui va vous être servi. Sans mesure, plein de la sommes de tous les préjugés que pouvait posséder l'intellectuel sous l'Empire, les Goncourt ici vont énoncer toutes les pires caricatures nauséabondes sur les Juifs, un trait qu'ils avaient sûrement en commun avec une masse plus silencieuse. Le seul intérêt ici, pour un lecteur du XXIème siècle en sera l'éternelle prise de conscience du terreau bien fertile de ce courant d'idées, et qui 70 ans plus tard amèneront l'Europe à favoriser la poussée sombre que l'on sait, pour le pire. La femme juive (car le livre est profondément misogyne) prendra donc le costume de la pire succube, anéantissant pour sa vénalité complète (génétique, évidemment) l'étincelle lumineuse artistique de son homme-artiste. C'est la trame de Manette Salomon, personnage qui arrivera (presque heureusement, si l'on peut dire) de façon plutôt tardive dans l'ouvrage, mais la trame n'est pas le sujet. Et là on aborde, l'autre côté du livre, celui qui brille, vraiment, et que même la puanteur de sa trame n'arrive pas à corroder.
La peinture, l'art, la condition d'artiste, la bohème... As-t-on déjà vu si belles pages retranscrire la peinture ? Les mots peignent par couches, touchers, mouvements, éclats de lumières et nuanciers de tons oubliés les plus belles descriptions de toiles qu'on ai pu lire. N'importe quel décor de ce Paris, de ce Fontainebleau de la moitié du XIXème vous colle à la rétine en des scènes modelées avec l'oeil d'un Artiste. Le fond et la forme ici ne font qu'un pour suivre l'itinéraire d'Anatole et de Coriolis, leurs rêves d'Artistes confrontés à la dure réalité, itinéraires des Ateliers aux Salons, en passant par Rome, l'Orient. L'histoire de l'art ici devient vivante, la rupture de la peinture Atelier avec la peinture en pleine nature avec l'école de Barbizon, pour capter le vrai, et l'abandon des sujets nobles résonne comme une révolution (que l'on saura aboutie avec les impressionnistes, plus tard), c'est passionnant.
Le livre n'est pourtant pas brillamment construit, sur-chapitré de scènes très découpées comme des instants, il fait parfois un peu brouillon, mais combien de scènes vous resteront en mémoire par les émotions qui viendront vous étreindre ? La mort de Vermillon, les déboires d'Anatole et de sa légèreté d'esprit canaille mis à mal par l'âpreté de la vie de cette époque, les désillusions de Coriolis, la portée des avis destructeurs sur la volonté créatrice de l'Artiste, sa fougue de son style qui s'en va vers le modernisme... et ce dernier chapitre magnifique...
Alors passionnés d'Art, ne passez pas â côté de ces si belles pages peintes, et lumineuses, même s'il en coûte aujourd'hui d'avoir à avaler la part boueuse des Goncourt.