Manhattan Transfer, c’est une tête de station de New-York où s’entrecroisent plusieurs moyens de transport. John Dos Passos a décidé de considérer les personnages de son livre comme autant d’individualités qui se croisent, interagissent et bifurquent dans des destinées communes ou dissonantes ( comme un métro, un bus).Leur point commun à tous étant de vivre à New-York dans la première partie du vingtième siècle. Le style induit que les personnages décrits ne cessent d’apparaître dans de courtes narrations dont l’assemblage fait naître un tout avec un sens précis. En tant que lecteur, cette cacophonie narrative a le don de vous irriter car elle demande une gymnastique cérébrale exigeante. De plus, on se rend compte assez vite que la dysfonctionnalité des êtres de Manhattan Transfer, qu’ils soient riches ou pauvres, est le sujet principal de l’auteur, ne faisant que décrire des personnalités se fracassant contre le réel et accumulant de vraies désillusions humaines. Il n’y a donc jamais d’éclaircies, juste des moments où hommes et femmes noient leur ennui dans l’alcool, vivent des histoires de famille à sens unique et s’illusionnent dans des amours condamnés à l’évanescence.Cependant trois personnages m’ont interpellé. Jimmy Herf, jeune héritier désargenté, qu’on suit de son enfance à la trentaine.Il a la conscience dans cette agitation new-yorkaise faite de vacarmes, de publicités tapageuses, que l’accumulation des événements de sa courte vie est dénuée de sens et de réels accomplissements. Il préfère les beuveries et un boulot de nuit de journaliste pour s’affranchir d’une quête de bonheur impossible. Hélena ou Ellie pour les intimes, enchaîne des vocations professionnelles temporaires ( actrice, rédactrice de revue mondaine) et les mariages qui ne mènent à rien. Le fait qu’elle soit aussi considérée comme une belle femme, unique objet de convoitises charnelles, ne l’aide pas à former sa personnalité et à vivre finalement dans le regard d’hommes, considérant la superficialité de leurs relations plutôt que son être à elle. Finalement, elle est constamment déçue, fait un enfant avec un fils d’héritier alcoolique et n’est jamais satisfaite de son sort. Et puis, il y a George Baldwin, un avocat très pris par son travail et dont les seuls intérêts sont les amourettes sans lendemain et la bonne chaire. C’est un personnage pathétique car il oscille entre une représentation du bon droit et sa propre imposture d’homme du monde ( qui finira quand même procureur de New-York, plus par entremise que par véritable envie). John Dos Passos, contrairement à Ernest Hemingway ( avec qui il partage une affiliation à un mouvement littéraire américain), est dans une littérature multi-évocatrice ( milieu urbain, histoire de la cause de la première guerre mondiale, boot-leggers pendant la Prohibition, destins de vies d’artistes, de petits commerçants ou de petites frappes…); mais il se disperse pour complexifier sa toile de fond jusqu’à la nausée. Ses points de focale, loin d’être vains, perdent en évocation qui pourraient marquer agréablement et positivement le lecteur. J’ai ressenti une submersion dans la lecture de son livre et finalement une extrême noirceur sur la nature humaine. Chez Hemingway, la noirceur est motivée par un message existentiel sur la dureté de la condition humaine et cette posture est déjà plus significative, Ici, point de salut pour des gens qui s’époumonent, traversent les agitations new-yorkaises diverses et se perdent dans le labyrinthe de leurs propres erreurs, sans jamais comprendre ce qui cloche chez eux (comme chez Samuel Beckett).Content d’avoir refermé ce livre exigeant, déprimant et offrant une conclusion aquoiboniste, que la vie est un calvaire sans fin. Tout cela pour en arriver là.