Avec son essai Marco Ferreri. Le cinéma ne sert à rien, l'historienne du cinéma Gabriela Trujillo met un joli coup de projecteur sur la carrière de l'un des enfants terribles du cinéma italien. Un ouvrage passionnant qui donne envie de (re)découvrir une œuvre singulière, provocante et toujours d'actualité.
Il aura fallu attendre 2021 et la parution de cette monographie pour enfin avoir droit à un livre en langue française sur la filmographie du controversé Marco Ferreri... Longtemps mésestimé et oublié, le cinéaste italien (décédé en 1997 à Paris) a enfin droit aux honneurs avec parallèlement la réédition de quatre de ses films, et non des moindres, chez Tamasa Diffusion. Ainsi qu'une rétrospective qui lui était consacrée à la Cinémathèque Française en ce début d'année.
Lorsqu'on entend le nom de Ferreri, c'est irrémédiablement pour évoquer son plus grand succès, La Grande Bouffe, et le scandale qu'il provoqua lors du Festival de Cannes de 1973 de par sa noirceur et...les flatulences de Michel Piccoli entre autres ! Toutefois, Gabriela Trujillo nous rappelle que celui que se définissait lui-même comme « le cinéaste du mauvais goût » possède une filmographie conséquente comptant une trentaine de films. Des titres dérangeants, des comédies amères qui provoquèrent souvent l'incompréhension ou la colère du public, de la critique et... de la censure. A l'instar de ses collègues italiens Elio Petri ou Dino Risi, Ferreri n'aura en effet jamais cessé de pointer la folie et la schizophrénie de la société contemporaine, tendant à ses spectateurs un miroir bien désagréable à regarder.
Cet essai, au-delà d'une analyse thématique des plus intéressantes, nous apprend aussi quelques éléments de biographie fort bienvenus tant sa vie privée reste mystérieuse. Après avoir travaillé dans la production auprès des réalisateurs Alberto Lattuada ou Michelangelo Antonioni dans les années 1950, l'italien s'exila en Espagne où il fit la rencontre d'un de ses plus fidèles collaborateurs, Rafael Azcona. Le romancier espagnol, spécialiste de la satire et de l'humour noir, forma un duo des plus féroces avec Ferreri et fut d'une importance décisive puisqu'il exhorta son ami à passer de la production à la réalisation. Ses réalisations espagnoles comme La Petite Voiture ou L'Appartement mettent déjà au jour son talent original dans des films aussi misanthropes que savoureux.
"LE VÉTÉRINAIRE DE L'ÂME"
Puis vint son retour en Italie dans les années 1960 et le début d'une consécration qui fit de lui un des auteurs importants de cette décade magnifique du cinéma italien avec des films comme Le Lit conjugal, Le Mari de la femme à barbe ou Dillinger est mort. Fidèle en amitié, il sut s'entourer d'acteurs incroyables qui enchainèrent les films à ses côtés. Parmi eux, on retrouve deux monstres sacrés de la « comédie à l'italienne » avec Ugo Tognazzi et Marcello Mastroianni, ainsi que de nombreux français comme Michel Piccoli, Gérard Depardieu, Annie Girardot, Catherine Deneuve ou encore Christophe Lambert.
Surnommé « le vétérinaire de l'âme » par son ami Piccoli, Ferreri a effectivement suivi des études de vétérinaire dans sa jeunesse. Une passion qui se retrouve dans sa vision bestiale et animale des hommes et femmes qu'il dépeint. L'historienne du cinéma nous livre d'ailleurs un joli bestiaire rappelant les nombreux clins d'œil de Ferreri à l'animal qui sommeille en nous. Des singes (Rêve de singe ou Le Mari de la femme à barbe), des chiens (Liza avec l'incroyable métamorphose de Deneuve en « chienne » de Mastroianni, et la photo de couverture du livre est d'ailleurs issue du film) ou encore des abeilles pas si inoffensives que cela comme Marina Vlady (Le Lit conjugal) ou Andréa Ferreol (La Grande bouffe) en veuves noires prenant soin d'épuiser leurs bourdons...
Ce qui est fascinant avec Ferreri, c'est que tout en maltraitant son public, chacun pourra y trouver ce qu'il y veut, rendant de fait les débats autour de ses films passionnants. Et en les redécouvrant, avec la finesse du regard de Gabriela Trujillo, on se rend compte aussi à quel point les thèmes abordés sont toujours d'actualité comme la fin programmée de l'Homme (La Semence de l'homme), la place de la femme et la maternité (Le Harem, Le Futur est femme...), le rapport à la vieillesse (La Petite Voiture, La Maison du sourire...), la vacuité de l'existence (Dillinger est mort...) ...
Il ne nous reste plus qu'à espérer que les éditeurs, à l'instar de Tamasa, suivent la voie ouverte par Gabriela Trujillo et nous ressortent toutes ces pépites oubliées !