Mars
7.8
Mars

livre de Fritz Zorn (1975)


Lorsque j'étais enfant, dans la société que j'étais alors obligé de
considérer comme la mienne, il était d'usage d'employer l'expression :
celui-la, il devrait bien aller à Moscou. C'est ainsi que l'on
désignait les dissidents et critiques de notre système helvétique. On
voulait exprimer par la que quiconque avait quelque chose à redire à
la Suisse n'avait qu'à se rendre dans ce légendaire Moscou, lieu ou
proverbialement, tout était encore bien pire qu'en Suisse. " Aller à
Moscou" signifiait donc à peu près : de deux maux, il faut choisir le
moindre, au lieu de se demander si l'on ne pourrait pas tout de même
tenter quelque chose pour guérir le mal à portée de main. On disait :
Va donc à Moscou - et on entendait par la : Nous ne sommes pas
disposés à entendre une critique quelconque à notre sujet. Nous
n'avons d'ailleurs pas besoin de nous corriger puisque nous avons
toujours une avance énorme sur Moscou. Mais en réalité il n'existe pas
ce Moscou légendaire ou tout est censé être encore plus noir qu'à
l'endroit ou justement on se trouve. Il n'existe pas non plus
d'endroit ou tout est toujours plus noir que l'Eldorado ou tout est
toujours plus doré que chez nous. Ce serait encore un lieu imaginaire
même si, à Moscou, les choses étaient bien plus noirs qu'à Zurich,
comme l'espèrent beaucoup de suisses ; et pas seulement parce que l'on
peut être heureux même à Moscou et malheureux même à Zurich. Même si
Moscou devait être le sombre endroit que décrit la légende, qu'est ce
que cela peut faire à Moscovite heureux? Et même si les choses étaient
aussi merveilleuses à Zurich qu'on se plaît à l'affirmer dans ce pays,
à quoi cela sert-il au Zurichois malheureux? Lorsqu'il s'agit de juger
si une chose est bonne ou mauvaise, peu importe qu'une autre chose
soit meilleure ou pire, de deux choses misérables il faut bien que
l'une des deux soit meilleure et aussi de deux choses excellentes,
l'une prend forcément la seconde place et est donc la plus mauvaise.
Il n'y a pas de chemin de Moscou. Je crois que, dans la vie, il n'y a
jamais vraiment de chemin de Moscou. Chaque situation dans laquelle on
se trouve est nécessairement la seule possible et on ne peut jamais se
dire : Dieu soit loué, au moins je ne suis pas à Moscou, car la, ce
serait pire. Chaque fois que je suis dépassé par un autre infirme
qu'on pousse dans son fauteuil à roulettes, c'est comme si une voix me
criait : Sois donc content puisque celui-là est encore plus mal loti
que toi- et alors c'est comme si cette voix voulait dire par la : Va
donc à Moscou! Mais même par rapport à ces autres infirmes il n'y a
pas non plus de chemin de Moscou. Je ne suis pas à Moscou, je ne suis
pas ailleurs, je suis moi et je me trouve au cœur de ma propre
tragédie, à savoir juste devant la catastrophe finale. Cela n'a aucun
intérêt de comparer entre eux les destins individuels. Chaque jour je
vois d'innombrables ratés, des infirmes, des abimés, à l'école, dans
la rue, au restaurent ; qu'on les pousse dans un fauteuil à roulettes
ou qu'on les transporte en ambulance après un accident de la
circulation, leur nombre s'allonge à l'infini. Lors d'une telle
confrontation cela ne sert à rien de se dire qu'on n'est pas le seul
vaincu et que l'autre aussi a été frappé par un triste sort ; cela n'a
aucune utilité, ni pour moi ni pour l'autre.


Leo_Mance
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le 6 mars 2021

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