Martin Eden, jeune marin beau gosse qui a déjà pas mal roulé sa bosse, sauve un jeune bourgeois d'une rixe. Ce dernier l'invite chez lui. Martin n'a jamais rien vu d'aussi beau, à commencer par la soeur, Ruth. Il va décider de se cultiver en lisant et en écrivant, malgré ses faibles moyens. Il veut devenir écrivain et célèbre, pour l'amour de Ruth. Mais cet amour qui le porte aux plus sublimes efforts sera déçu par Ruth, qui bien qu'elle ressente des choses pour lui, ne peut abandonner les idées de sa classe. Peu après ce désaveu, Martin devient célèbre, et tous ceux qui le dénigraient se l'arrachent. Même Ruth revient vers lui. Ecoeuré, il prend le paquebot vers Tahiti avec l'idée de reprendre le commerce de cauri, mais au cours de la traversée, il décide que le suicide, c'est mieux.
C'est un roman qui se dévore, mais je ne trouve pas que ce soit une grande oeuvre littéraire. Le personnage de Martin Eden, clairement autobiographique, est sympathique dans sa volonté de s'élever au-dessus de son milieu, mais antipathique dans son individualisme nieztschéen qui lui permet de renvoyer tout le monde dos à dos. Apparemment London voulait avant tout montrer avec ce livre la faillite de la doctrine de Nieztsche, mais il ne propose rien à la place. En effet, le socialisme qui pourrait être prôné à la place n'est qu'évoqué furtivement, et la focalisation du récit sur le regard de Martin fait qu'à aucun moment cette alternative n'en est vraiment une.
De plus, je ne vois pas vraiment l'intérêt de ce personnage qui fait la leçon à tout le monde, qui pourrait être ambitieux mais qui préfère attendre son heure de gloire. C'est un peu comme si Bellamy ou Lucien de Rubempré préféraient la misère à leur réussite : c'est très noble, mais cela n'a pas beaucoup d'intérêt dramatique. Si par exemple Martin avait un double-repoussoir, un personnage-étalon qui permettrait de prendre sa mesure, j'applaudirais des deux mains, mais le narrateur omniscient ne cesse de nous expliquer que Martin est un être exceptionnel, qui abat en une heure le travail que de plus instruits que lui feraient en une journée : ce genre de lyrisme qui fait de Martin un être hors-norme me laisse complètement froid et me semble trop répétitif. Quel égo, bon Dieu !
Au niveau littéraire, peu d'inventions dignes d'intérêt, c'est la partie où Martin se forme qui est la plus intéressante. Peut-être la traduction que j'ai consultée n'était-elle pas la meilleure qui soit, mais j'ai trouvé l'expression crue, sans charme. C'est le cheminement psychologique qui donne sa force au récit, mais s'il est bien amené, il n'est guère étonnant. C'est le classique schéma rags-to-richess : idéaliste avant le succès, désabusé, neurasthénique et misanthrope après.
Beaucoup d'auteurs ont dénoncé le conformisme de la classe supérieure américaine. "Martin Eden" le fait bien, mais à mon sens Edith Wharton, avec son très beau "Temps de l'innocence", le fera bien mieux, et de manière bien plus subtile. Faire de "Martin Eden", un livre passionné mais pas irréprochable au niveau de la forme, un chef d'oeuvre juste parce que c'est marqué sur la 4e de couverture, c'est tomber précisément dans l'ornière du conformisme que dénonce ce livre.