Mason & Dixon
8.1
Mason & Dixon

livre de Thomas Pynchon (1997)

Immanquable au centre de la couverture originelle américaine, entre les noms incomplets de Mason et Dixon, la véritable héroïne du livre c'est la perluète ... ou encore l'esperluette. On semble avoir oublié le nom authentique de ce symbole bizarroïde, comme hérité d'une époque lointaine. Signifiant "et", il serait d'ailleurs né de la réunion des deux lettres qui composent le mot. Une contraction qui offre paradoxalement une des lignes les plus longues de notre alphabet. Depuis V., Pynchon aime faire courir ses héros -et ses lecteurs- derrière des signes à la fois banals et mystérieux. &, devenu transparent à nos yeux tant les cabinets d'avocats et autres grossistes mégalomanes désireux de faire apparaître leurs noms en exergue d'une COmpagnie estropiée en sont friands, ne manque pour autant pas d'une élégante étrangeté. C'est le meilleur symbole qu'on puisse associé au récit de l'épopée de Mason & Dixon. Deux noms plus courrament séparés par un trait d'union pour parler de la ligne qu'ils ont tracé sur le sol d'une Amérique en gestation, à la fois révoltée contre une taxe coloniale décrétée par le roi britannique et incapable de tracer ses frontières intérieures sans l'aide des savants Anglais.

On oppose et on réunit tout dans Mason & Dixon. Les deux protagonistes, évidemment : Mason classique et studieux astronome (tourné vers le ciel) de la Royal Society, dont le veuvage n'a pas arrangé l'inhibition & Dixon le géomètre (tourné vers la terre, voire les profondeurs) quaker parfois intrépide qui est employé à morceler la campagne anglaise en polygones. Mais on a encore l'Ancien et le Nouveau Monde, la Science et le Mystique, l'Histoire et la fiction ... Et puis il y a le récit et le récit dans le récit puisque l'odyssée des deux héros nous est rapportée par le révérend Cherrycoke, au coin du feu lors d'une veillée d'hiver. Mais rien n'est en sens unique chez Pynchon et si Mason & Dixon font irruption dans la vie des enfants à qui l'on narre leurs périples, les héros d'une autre histoire que se lisent ces enfants de leur côté font irruption dans l'épopée des astronome-géomètres. Un capitaine Chinois, soucieux de l'équilibre entre le Ying & le Yang apportera alors des considérations ayant trait au Feng-shui (cet art de disposer les choses en fonction des flux d'énergie) aussi pertinentes qu'innatendues dans le no man's land qui sert de décor à la seconde partie du livre.

Si vous en doutiez, tracer des frontières rectilignes de plusieurs kilomètres de longs apparaît à la lecture du livre être une entreprise particulièrement absurde. La ligne est née d'un accord mathématiquement impossible comme seuls des dieux grecs et le Roi d'Angleterre en seraient capables afin de mettre à l'épreuve leurs héros, et elle sera au centre de la Tragédie (encore un truc très Grec & Anglais) puisque la Ligne Mason-Dixon deviendra la démarcation entre les états abolitionnistes & esclavagistes qui se feront la guerre un peu plus tard. Alors pour bien faire, on fait le vide : on matérialise la ligne en rasant tous les arbres sur le passage afin d'obtenir un couloir titanesque, évoquant aux Indiens encore invincibles un trop large sentier de la guerre. Et ce vide sanitaire il faut l'arpenter dans les deux sens pendant plusieurs années à une époque où les rigueurs hivernales s'imposaient même aux hommes civilisés, afin de l'enfoncer toujours un peu plus vers l'Ouest et sa sauvagerie. La sauvagerie, mais aussi l'improbable, l'onirique ... on approche quelque chose comme le Neverland de Peter Pan. Le gigantisme de l'Amérique en plus. Et c'est alors que Mason & Dixon, ainsi que leur équipage fait de bûcherons plus ou moins anonymes mais toujours vaillants, d'une canne de Vaucanson amoureuse d'un cuisinier français ou encore la résurrection de la femme disparue de l'astronome, gagnent une teneur authentiquement mythologique.

Car certes, le siècle des Lumières a définitivement achevé Zeus et ses éclairs en la personne d'un Franklyn seulement armé d'un cerf-volant et d'une clé, mais Pynchon, en Homère moderne, trouve tout de même le moyen de réenchanter notre monde, et souvent celà passe d'ailleurs par l'histoire scientifique. Les nouveaux mystères ne manquent pas : le fantôme dans la machine, la mort, la naissance de l'amitié et surtout cette tendance suicidaire, ou plutôt apocalyptique, que le Monde a de s'aplanir, se quadriller, s'uniformiser, se refroidir ...

« Les Villes commencent le jour où l'on élève les murs des Abattoirs, pour dissimuler le sang et les effusions de sang, les cris des animaux, les odeurs et les souillures, aux Citadins déjà fragiles devant les Réalités de la Campagne.»

Note : dans le cas de Pynchon, les Réalités de la Campagne, peuvent être illustrées par un fromage de cinq-cents kilos dévalant une colline pour infliger une mort certaine à qui se trouverait sur la trajectoire.

Alors Mason & Dixon, c'est peut-être l'œuvre de Pynchon qui exprime le mieux cette entreprise complètement folle que s'est donnée un homme : redonner aux mortels petits consommateurs soit disant rationnels que nous sommes quelque chose dont nous avons été privés depuis les dernières Pastorales : une mythologie. Quelque chose derrière quoi courir, tel un chien derrière un bâton caché dans le dos du maître, gardé là par un tour de passe-passe. Des légendes où le fait historique semble souvent plus improbable que le détail cartoonesque qui l'accompagne et dans lesquelles s'ébrouent des héros à la fois caricaturaux (sans parler des figures célèbres de la fondation du pays, Georges Washington ou Benjamin Franklyn, des personnages qu'on fait jouer aux jeunes écoliers outre-atlantique... du moins dans les sitcoms) et assez prodondément humains pour faire émerger les émotions d'une audience.

Qu'on ne s'y trompe cependant pas, tout monstre qu'il soit, ce livre est accessible, et j'oserai même presque dire enfantin si tant est qu'on accepte de ne pas le lire comme un adulte responsable. Ce n'est plus un roman avec son début et sa fin. Il s'agit plutôt d'une succession digressive de courtes histoires dont on peut tirer plaisir en les lisant (et surtout en les relisant) indépendament. Ce n'est pas sans me rappeler "Il était une fois ... l'homme", cette série animée éducative qui bien qu'agencée dans un ordre chronologique n'égarait jamais l'enfant qui avait manqué quelques séances de ce cours d'histoire télévisé ou l'adulte qui retombait dessus par hasard dix années après avoir quitté le lycée. Absolument maléable, ce récit résiste à tout -et même aux quelques rares passages ennuyeux. C'est d'ailleurs l'expérience que j'ai fait malgré moi en tirant dans le rayonnage un improbable opus dont un passage (d'une soixantaine de pages tout de même) apparaît deux fois au détriment d'un autre totalement absent. Encore et toujours le double & l'absence ... Et pour en arriver à la situation où deux livres identiques, mais pas tout à fait, se cotoient dans ma bibliothèque, matérialisant discrètement qu'en dépit d'une culture toujours un peu plus uniforme et des voies toujours un peu plus larges, rectilignes et bordées de boutiques aseptisées ,la Vie, ses détours et son lot de surprises a encore de beaux jours devant elle.
Sloth

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