Abusivement déclinée à partir du principe d'incertitude d'Heisenberg, il existe l'idée profane selon laquelle l'observation-même modifierait le déroulement du phénomène observé. En résulte, fort logiquement, qu'on ne peut plus rien prédire : que se passe-t-il là où ne l'on regarde pas ? que se serait-il passé si l'on avait pas été là pour être témoin ? Tout neutre et extérieur soit-il, l'œil serait donc bel et bien à l'origine d'une interaction. Vente à la Criée du Lot 49 débute par un évènement dont nul n'est témoin : la mort de Pierce Inverarity facétieux tycoon californien et ex d'Œdipa Maas, chargée d'être son exécutrice testamentaire ; fonction qui met la jeune femme sur la piste d'une Histoire souterraine en lutte avec l'officielle.
Dans une scène clé de ce roman qui fait figure de trousseau, l'héroïne est laissée seule face à une machine dotée de deux pistons enfermant un hypotéthique Démon (celui de Maxwell du nom de l'inventeur Clerk Maxwell qui a bel et bien foulé l'Ecosse et inventé ce concept) avec qui la jeune femme doit entrer en communication afin qu'il puisse, en transférant les informations qu'il a collecté au sujet des mollécules qu'il trie de chacun des côtés de la boite, activer les pistons. John Nefastis, propriétaire de l'invention est occupé ailleurs, il regarde des cartoons ; et n'interfera donc jamais sur le bon déroulement de l'expérience. Quant à Œdipa, à force de fixer la photo de Maxwell figurant sur la machine, elle a bien l'impression qu'il se passe quelque chose ... Maxwell ne sourit-il pas un peu sous sa barbe ? Le piston de droite n'a-t-il pas légèrement bougé ? Là est bien cristalisé tout le drame d'Œdipa, unique témoin de coïncidences étranges, seule et donc incapable d'être certaine de ce qu'il se passe vraiment : hallucination, fantasme de complot, canular orchestré par Inverarity qui semblait détenir toute la région ou authentique conspiration datant de la renaissance ?
Face à toutes ces éventualités, Œdipa procède régulièrement a un tri mental en fonction des informations qu'elle a pu collecté, dans l'espoir d'avoir une certitude, d'activer l'un ou l'autre des mécanismes qui lui permettrait d'enfin réagir que ce soit en entrant en thérapie ou bien en entrant dans le secret de la machination Trystero. En vain, bien évidemment ... Mais là où notre télépathe a échoué devant l'invention de Nefastis : elle y parvient mieux, en tant que démon cette fois, avec celui dont les yeux restent rivés à l'objet-livre dans lequel elle est retenue. Relativement rares sont les lecteurs de Vente à la Criée du Lot 49 sûrs qu'absolument rien n'a bougé. N'est-ce-pas ? Et les autres ne sont tout simplement pas des sensisitives. Ce texte que Pynchon peine à qualifier de roman dans l'introduction de l'Homme qui Apprenait Lentement a d'ailleurs beaucoup inspiré. Oûtre le symbole représentant la cor postal mis en sourdine comme tatouage ou tag, W.A.S.T.E. est le nom que Radiohead a choisi pour son site de merchandising, Lot 49 est une (excellente) collection co-dirigée par Claro, l'experte en analyse des logos, Cayce Pollard d'Identification des Schémas à quelque chose de sororal avec Œdipa, Yoyodyne (déjà présente dans V.) est un nom d'entreprise repris dans plusieurs autres fictions populaires de Star Trek à Buffy. J'ai aussi lu une analyse de Pierre Senges mettant en scène Oja Kodar, veuve d'Orson Welles, qui, dans un premier paragraphe pastichant le début de Vente à la Criée du Lot 49, découvrait des notes et des brouillons de lettre que l'auteur de F for Fake, Falstaff et du canular de la Guerre des Mondes qui avait eu tant de succès comptait envoyer à Pynchon en vu d'adapter son roman. Impossible pour moi de corroborer cette information par une autre source ... mais c'est finalement un détail de moindre importance.
Objet de fascination, Vente à la Criée du Lot 49 l'est dans ce qu'il représente de plein. Débutant avec un évènement imaginaire auquel personne n'a assisté, le big bang d'un buste heurtant un Pierce Inverarity qui semble être à l'origine de tout ce qui existe à San Narciso et se clôturant de manière irrévocable par le maillet d'un juge demandant le silence. Le plus court des Pynchon n'en est pas moins que les autres un livre-monde, se suffisant à lui-même et s'autorisant même à déborder vers le nôtre. La porosité entre les différentes dimensions est un motif qui revient constamment dans la quête de vérité d'Œdipa. De l'évocation du Bordando el Manto Terrestre, une toile dans laquelle des jeunes filles prisonnières d'une tour tissent le monde qui les entourent au monologue du metteur en scène qui déploie son univers mental comme le projecteur d'un planetarium en passant par les allusions à la Gestaltpsychologie créatrice de ces images qui recèlent elle même d'autres images (typiquement : les deux visages formant le vase ou l'animal fondu dans le feuillage des anciennes images confiées aux talents de décryptage des écoliers), les mises en abymes se succèdent et s'intercalent jusqu'à finir par envahir la réalité du lecteur. L'aventure revient au coin de la rue, comme si la fin du texte était si frustrante que l'histoire de Pynchon continuait de s'écrire sur une nouvelle modulation. Une invitation, ou plutôt une manipulation mentale, poussant le lecteur à accumuler de l'information, au-delà du texte, puis à ré-imaginer sans pause et à plein régime son propre monde. Gestalt toujours : en observant, on finit par voir -et même ne plus voir autre chose que- ce qui était de prime abord invisible. C'est le nuage qui ressemble à un lapin d'abord pour nous distraire et qui, si vous poussez votre imagination, devient le lapin. Au risque de frôler la folie. Pas étonnant dès lors, qu'on se soit souvent demandé si l'auteur invisible en dépit de ses succès existait, si ce nom étrange n'était pas lui-même l'acronyme d'une conspiration d'auteurs pervers et que ses exégètes aient multiplié les pages wiki au sujet de ces romans ; malgré l'avertissement de Driblette sur le peu d'importance des mots. La formule exacte dans laquelle Pynchon qualifie son Vente à la Criée du Lot 49 est la suivante : « Après, j'ai écrit "The Crying of Lot 49", étiqueté "roman" ». Perçu comme péjoratif, ce « étiqueté roman » sonne finalement comme un déni de responsabilité : un éditeur a décrété qu'il s'agissait d'une fiction, mais l'auteur semble avoir quelques protestations à émettre quant au caractère fictif du périple d'Œdipa Maas à San Narciso.
Nouvel épisode : le 20 juin dernier, le LA times publie un article au sujet d'enseignes arborant le symbole Trystero dont les emplacements sont géolocalisés sur googlemap et d'une page internet intitulée W.A.S.T.E. où l'on peut lancer des messages courts comme des bouteilles dans le cyberespace. Coïncidence ou plan marketing, Penguin Press annonçait justement la publication de tous les romans de Pynchon au format électronique.
http://latimesblogs.latimes.com/jacketcopy/2012/06/trystero-thomas-pynchon-hunt-mystery.html