"Notre beauté réside dans cette aptitude à la circonvolution"

Il y a les écrivains qui tentent de reproduire fidèlement la réalité. Et il y a ceux qui construisent leur propre réalité, inventent leur monde.
Thomas Pynchon en fait partie.
Depuis des années, j'avais entendu parler de ce romancier jugé incompréhensible et pourtant culte. J'ai enfin franchi le pas.
Ce roman est le plus court de l'écrivain. Et c'est un régal.
D'abord par le nom de ses personnages. Oedipa Maas, Pierce Inverarity, John Nefastis, un improbable docteur Hilarius et un formidable Genghis Cohen. Rien que ça !

Oedipa Maas se retrouve donc dans un situation pour le moins étrange : exécutrice testamentaire d'un ancien amant, le richissime Pierce Inverarity, qui a fait fortune dans l'immobilier. A vrai dire, elle avait pratiquement oublié la rapide aventure qu'elle avait eu au Mexique avait cet homme.
En travaillant à cette tâche, elle va découvrir la répétition étrange, voire déroutante, d'un symbole mystérieux. Et d'un nom qui ne l'est pas moins : Tristero. Petit à petit, les mêmes détails reviennent en boucle de façon énigmatique mais trouvent de nouvelles significations. Ils s'assemblent comme un incroyable jeu de piste qui conduira Oedipa à travers la Californie vers l'improbable ville de San Narcisso pour former une signification absurde.
L'humour trouve une grande place dans ce roman. Ainsi le professeur Hilarius, psychiatre d'Oedipa, soigne ses patients à coups de grimaces et fait des tests sur le LSD. L'humour apparaît aussi, de façon plus subtile, dans les parodies, les réécritures, tout un jeu de références, tout un réseau parodique qui structure l’œuvre. Ainsi, ce passage formidable où Pynchon crée une pièce de théâtre élisabéthaine avec à la fois réalisme (tous les connaisseurs du théâtre de cette époque en retrouveront les caractéristiques) et parodie (tant cette pièce paraît impossible à représenter, par exemple).
L'humour apparaît enfin dans ce complot extraordinaire qui se dévoile au fil du roman. Complot gigantesque, s'étirant sur des siècles, sur deux continents, menant à des assassinats, tout cela pour... je ne vais pas dire quoi, mais c'est un objectif absolument dérisoire. L'humour vient alors de la distance séparant les moyens employés et la fin recherchée.

Bien souvent, Pynchon nous éblouit avec ses phrases fleuves, qui se perdent dans leurs détours, des phrases labyrinthes où l'auteur multiplie les détails apparemment inutiles. Mais, en y regardant de plus près, rien n'est vraiment inutile dans ce roman. Chaque élément, même le plus minuscule, participe de ce monde qu'il crée de toutes pièces. La culture gigantesque de l'auteur lui permet de mélanger des faits réels et des inventions, sans qu'on puisse vraiment distinguer les uns des autres.
Mais ce qui est peut-être la plus grande réussite du roman, c'est le doute permanent qui le traverse. Jusqu'au bout, on ne saura jamais quelle est la réalité. Tout est double, selon les interprétations que l'on peut en faire. L'Histoire elle-même, avec son grand H, n'est qu'interprétation. Les hypothèses contradictoires se multiplient, sans jamais en privilégier une sur les autres. L'ensemble de ce monde surprend alors par sa fragilité.
Et peut-être est-ce là un des propos essentiels de Pynchon. Notre incapacité à comprendre, à appréhender le monde. La réalité qui n'existe pas en elle-même, mais qui n'est que construction de l'esprit, qu'invention permanente des consciences, donc variable d'un individu à l'autre.
Même la science, qu'on pourrait croire plus objective, n'échappe pas à ce relativisme absolu. Les inventions scientifiques sont comme tout le reste, des projections de la subjectivité.
Finalement, c'est peut-être bien l'art qui peut seul parvenir à comprendre, reproduire cette réalité dans ce qu'elle a de plus fugitif.
Alors, bien entendu, s'il nous est impossible d'appréhender le monde, combien est-il encore plus impossible de comprendre nos congénères ! Ainsi, tous les dialogues ne sont que des suites d'incompréhensions et de quiproquos. Ainsi, les personnages changent du tout au tout selon les différentes rencontres. Rien n'est stable. Rien n'est fixe.
Par un extraordinaire paradoxe, en créant un monde peu réaliste, Pynchon fait de l'hyper-réalisme.

Le roman est simple à lire et extrêmement plaisant. C'est un jeu de piste parfois particulièrement drôle et intelligent, un régal pour l'esprit. Un roman qui peut se relire de nombreuses fois, vu les différents niveaux d'interprétation.
SanFelice
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le 17 nov. 2012

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SanFelice

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