Ouvrage qu'on lit à l'école, mais qu'on ne comprend peut-être jamais vraiment à cette époque. D'aucuns disent que la parabole n'est pas subtile, qu'on est au degré 1,5 de la réalité (puisque la situation n'est pas dystopique mais le propos s'insère dans une réalité adjacente, à peine décalée). Il y a pourtant des sous-textes forts dans cette quinzaine de pages, et, comme toute bonne poésie, Matin Brun gagne à se relire régulièrement, au gré des contingences politiques (réelles).
On pourrait faire un jeu de "relier les points", tant les références sont peu subtiles : le personnage principal s'appelle Charlie. Il est confronté à la progressive restriction des libertés sur la possession des animaux qui n'auraient pas la couleur brune. Charlie, c'est bien sûr Charlie Hebdo, pour le lecteur de 2019; c'est cette incarnation de la liberté de ton, de pensée, confrontée à l'autoritarisme de la pensée officielle, pas nécessairement dictatoriale, mais en tous les cas paternaliste. ça l'était aussi peut-être en 1998 (année de la publication de Matin Brun) : face aux victoires successives du FN aux élections de toutes sortes depuis 1984, Noir Dés' en appelait à Charlie également (cf. 'Un jour en France', bien sûr). Charlie, c'est le Charles familier, peut-être tout simplement le lambda, le personnage comme tous les autres, qui se plaît à se fondre dans la masse, qui s'y fond progressivement. Un Français parmi d'autres.
Pavloff garde cette distance entre pure fable (le journal s'appelle 'Quotidien', comme s'il n'était pas besoin de caractériser ce monde, pour le rendre universel) et chronique contingente (évidemment, le brun a acquis cette signification de fascisme, de nazisme, depuis les Chemises brunes des SA). Cela rend finalement sa lecture accessible à tous les âges, et voilà ce qui finalement en fait sa grande force.
[...] je sais qu'on avait passé un sacré bon moment, et qu'on se sentait en sécurité. Comme si de faire tout simplement ce qui allait dans le bon sens dans la cité nous rassurait et nous simplifiait la vie.
Bien sûr, Matin Brun, ce sont les petites renonciations, la montée lente et subreptice du fascisme dans le quotidien des gens. Mais c'est surtout l'acceptation. Non, Hitler n'a pas été élu; mais son parti a connu une adhésion avant sa nomination à la chancellerie. Et que dire d'après... Les totalitarismes du XXe siècle jouent sur la solitude des gens et leur capacité à rallier la collectivité : ce sont des idéologies de masse. Toutes choses qui pourraient nous paraître étrangères aujourd'hui, à l'heure de l'individuel et de la "conforteresse", comme dirait Damasio. Il ne faut donc pas relire cet ouvrage pour en voir un révélateur de nos difficultés actuelles : on ne comprendrait rien au progressif grignotage des libertés décidé par les gouvernements libertariens.
C'est bien davantage l'acceptation au nom d'un bien collectif fantasmé qui resurgit : tous les paragraphes se terminent par une phrase qui fait office d'hymne à la renonciation.
- "Mon coeur s'était serré, puis on oublie vite."
- "j'avais sûrement tort de m'inquiéter."
- "Et comme nous, il se sentirait en règle et oublierait vite l'ancien."
Tout cela, ce sont les "vous voyez le mal partout", les "arrêtez avec votre discours alarmiste", bien sûr. Ce sont aussi les "on ne peut pas garantir la sécurité sans réduire la liberté". Enfin, ce sont les pensées inavouées, les automatismes qui font que montrer des enseignants tabassés, des écologistes gazés, mais surtout cacher des situations de pauvreté extrême, les nier, tout cela est accepté par la majorité de la population. L'autoritarisme qui veille en France et ailleurs n'est pas totalitaire : l'ouvrage de Pavloff n'est pas un mode d'emploi. Pas de parti unique, pas de groupement de masse. L'autoritarisme capitaliste, c'est la conviction que la démocratie libertarienne peut changer le monde, sans même se rendre compte qu'il le détruit. C'est être intimement convaincu que la majorité des profs sont d'accord avec des réformes, alors que des mouvements de grève sont visibles absolument partout. C'est penser que couper les allocations aux plus pauvres vont les aider à s'enrichir. Evidemment, c'est très orwellien. Mais tout simplement parce qu'il n'y a aucun cynisme dans ce discours : les gouvernants sont persuadés qu'ils amèneront le genre humain à son apogée.
On s'est éloignés ? Non pas. Les acceptations du quotidien sont un élément constitutif de la société capitaliste autoritaire : pourquoi lever le sourcil contre une démonstration de violence arbitraire, quand on a toujours une voiture pour se déplacer ? Biberonnés à l'achat compulsif et au fantasme de liberté de choix, on ne réagit pas quand quelque chose se produit : si rien n'a changé dans mon quotidien, rien n'a changé en vrai. Pourtant, le quotidien, lentement, évolue; quand bien même il aura entièrement dépassé l'aube dorée, on ne s'en sera même pas rendu compte.