Matin brun
7.2
Matin brun

livre de Franck Pavloff (1998)

La maison d'édition québécoise D'Eux fait entrer un nouveau classique dans sa collection de romans, après "Le Cygne", de Roald Dahl et "Sudie", de Sara Flanigan. La nouvelle "Matin brun", de Franck Pavloff, est publiée pour la première fois en décembre 1998. Les illustrations de cette version de 2023 sont de Barroux.


Deux amis sirotent leur café en échangeant des paroles sans vraiment s'écouter. Mais quand Charlie avoue avoir fait piqué son chien, le narrateur est quelque peu surpris. Il y a un mois, il avait fait de même pour son chat, qui "avait eu la mauvaise idée de naître blanc taché de noir". Les scientifiques donnent tout un tas de raisons pour expliquer pourquoi il fallait garder que les chats buns. Que les bruns. Et maintenant, voilà que Charlie a du faire de même avec son labrador, parce qu'il "ne pouvait pas le faire passer pour un brun". Au début, le malaise est léger. Bah, ils doivent savoir ce qu'ils font. Un journal ferme pour de bon. Ils allaient à l'encontre des mesures nationales et remettaient en cause les résultats scientifiques. Bah, là, fallait pas jouer avec le feu...mais quand même, qu'allait-on lire maintenant? Les "nouvelles brunes", parce qu'il n'y a plus que ça. Puis, ça été les bibliothèques, dont certains ouvrages proposaient des histoires où le mot "brun" n'était pas mentionné après "chien" ou "chat". On se donne des raisons, on change notre dialecte. Le mot "brun" est partout. Et puis, à un moment donné, on lorgne d'un mauvais œil ces gens qui ont déjà eu un animal qui n'était PAS brun. Oui, parce que "C'est pas parce que qu'on aurait acheté un animal brun qu'on aurait changé de mentalité, ils ont dit"...


"Ils", cette entité sans nom qu'on devine politique, qui lentement, mais surement, impose leur façon de voir et leur façon d'être. Ce "ils" qui s'invite d'abord sur la scène publique, mais qui sournoisement, s'infiltre sous les toits des maisons et dans la tête des gens. On encourage à dénoncer. On musèle les contestataires. On restreint sous couvert de préserver la paix sociale. On se donne des motifs scientifiquement prouvés ( mais à quel point le sont-ils?). D'une petite restriction ,on atteint progressivement l'étouffante dictature.


Mais que pensez ce ces citoyens, qui sont restés silencieux? De leurs raisons? De leur façon de conforter dans leur certitudes? Oui, mais il y a le rythme de vie, la routine, on n'a pas le "temps" d'y penser. Et puis, "ils" ont des raisons recevables, fallait pas chercher inutilement le trouble. La malheureuse vérité des régimes totalitaires à travers l'Histoire, c'est que la population était en grande partie complice, que ce soit par sa passivité soumise ou sa participation active. Derrière ses mouvements, il y a des mécanismes bien huilés qui endorme la vigilance, alimente la pensée collective en sabotant doucement la pensée individuelle, des mensonges sous couvert de science et d'études, des stratégies malhonnêtes. Et il y a de la peur. Beaucoup de peur.


Ce qui m'a semblé particulièrement fort dans cette œuvre troublante, mais pertinente, alors que beaucoup d'autres œuvres s'intéressent aux dictatures déjà imposées dès le début du livre, c'est qu'ici, nous la voyons grandir. Nous la voyons par le prisme du citoyen lambda, nullement tyrannique ou vendu, mais comme nombre de gens dans l'Histoire, incapable de concevoir qu'on puisse atteindre une dictature. Il sans doute humain de ne pas anticiper au pire, mais il serait aussi important de cultiver une saine méfiance ou un esprit critique pour ne pas devenir si facilement exploitables. Les deux personnages ne se remettent pas en question, ils banalisent et minimisent les changements dont ils sont témoins. Sans le vouloir, ils se rendent complices de cette lente progression totalitaire. Ce n'est pas grave tant que ça ne les concerne pas. Il est là le danger. Du moins, un des dangers.


Je pense qu'un des malaises qu'on peut développé avec une lecture pareille est le suivant: Et si c'était nous? Si ça arrivait chez nous, ferions-nous mieux? Serions nous critiques du système ou indifférent? Ou serait notre limite?


Je trouve remarquable qu'un si petit livre puisse contenir en quelques pages autant de profondeur et de mise en garde. On parle de censure, on parle de résistance, on traite d’Homogénéisation, d'effet de groupe et de différence ostracisée. Et je trouve amusant que ce soit pour une question aussi banale que celle d'une couleur, puisque c'est souvent pour des motifs en apparence banale que des décisions ont été prises par des entité politiques aux aspirations totalitaires. Reste que pour les animaux qui ont été euthanasiées pour une stupide question de couleur de pelage, ça n'a rien de banal. Les deux personnages n'ont d'ailleurs pas eu l'air si désolé de donner la mort à leur animaux. D'entrée de jeu, cet élément est perturbant.


Comme quoi les petits pots contiennent souvent de bons onguents, ce petit livre illustre à quel point la taille d'un livre ne devrait jamais être un critère d’excellence. J'ai déjà hâte de le promouvoir à mes lecteurs moins habiles pour qui la taille est justement un enjeu, tout comme mes jeunes amateurs de dystopie.


Les illustrations ne sont pas trop dans mes goûts personnelles, mais elles servent bien le roman et j'apprécie que des romans destinés aux ados commencent à en avoir. Il va bien falloir qu'on cesse d’oblitérer les illustrations pour les lecteurs plus vieux, alors que les lectorats plus jeunes en ont systématiquement.


Une belle trouvaille, remise au gout de jour par la maison D'Eux.


Une idée de roman à mettre dans les écoles secondaires? À voir.


Pour un lectorat du premier cycle secondaire, 12-15 ans+

Shaynning

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