Matin brun, je l’ai relu un de ces soirs après le 7 janvier. On exorcise tout ça comme on peut. Un texte de onze pages d’une efficacité sacrément redoutable, qu'on peut aussi trouver sur la toile, ou écouter, par exemple interprété par Jacques Bonaffé et Denis Podalydès :
https://www.youtube.com/watch?v=oQW35PYvp5c.
Pour le narrateur, ça commence par des choses bizarres qu’on nous impose, plutôt anecdotiques, et qu’on accepte, parce que c’est la loi. A chaque fois, ça dérange un peu, mais au fond, ça n’est pas si grave, on accepte pour rester dans la norme, parce qu’on a peur des ennuis et qu’il est plus simple de suivre le mouvement général, car les autres ne disent rien. Au final, après de nombreuses petites résignations, on s’aperçoit qu’on est dans un Etat totalitaire, et qu’on ne peut plus rien faire. Matin brun, c’est un peu une reformulation de la parabole de la grenouille, vous savez, cette grenouille qui se trouve assez bien dans une casserole d’eau froide, qui se rend compte que l’eau se réchauffe, y trouve goût, avant de la trouver un peu trop chaude, mais elle attend encore, elle n’est pas si mal, elle s’affaiblit alors et quand elle décide de sortir, elle ne le peut plus, trop affaiblie, et elle finit alors complètement cuite.
Le contexte de cette fin des années 1990 est important pour comprendre la démarche à l’origine de cette nouvelle de Pavloff, « coup de colère contre la montée des extrémismes » comme il l’expliqua par la suite. En effet, depuis 1995, des maires FN dirigent un certain nombre de villes du sud de la France, et du ménage a été fait dans les bibliothèques, notamment à Orange, Vitrolles et Marignane. En 1998, une partie de la droite répond positivement à la politique de la main tendue du FN, permettant par exemple à Charles Millon d’être élu en Rhône-Alpes, avec le soutien du FN… Le contexte est lourd et imprègne donc fortement la nouvelle écrite alors par Pavloff et publiée en 1999. Le succès de l’ouvrage sera encore accru après le 21 avril 2002.
Par une histoire extrêmement simple, et assez bien écrite, contrairement à ce que j’ai pu lire, Franck Pavloff, nous raconte où peut nous conduire la peur et l’absence de révolte. Dans la plupart des cas, il est quand même beaucoup plus simple d’être lâche, il est quand même beaucoup plus confortable de faire comme les autres, il est beaucoup plus facile de se taire. Nous avons besoin d’une dose de conformisme, nous avons besoin de sécurité, de routine, d’habitude, alors que réagir, c’est prendre un risque, celui d’être seul, ou presque, celui d’être emmerdé pour quelque chose qui au final n’en vaut peut-être pas le coup. Il est plus facile d’être un mouton qu’un martyr. Brassens se gaussait de l’engagement dans sa chanson Mourir pour des idées, mais sans forcément aller jusqu’à risquer sa vie, qui souhaite vraiment prendre des risques pour sa propre personne, quand tous les autres se vautrent dans le consentement ? Il est plus rassurant de se dire que ce n’est pas si grave. D’ailleurs, si ça l’était, les autres réagiraient, non ? Alors, on détourne le regard de ces petits changements, plus profonds qu’il n’y paraît, pour éviter d’être bousculé, faire comme les autres, qui eux-mêmes font comme nous, c’est-à-dire rien, comme si de rien n’était…
Emerge alors progressivement ici, de façon insidieuse, une forme de totalitarisme, avec la présence d’une idéologie, la fabrique de comportements, la censure, la propagande, la transformation de la langue, la surveillance puis la terreur. Ecrit comme ça, ça paraît gros, mais le texte de Pavloff est très bon dans le sens où, en onze petites pages, les petits abandons successifs mènent de façon très fluide au moment où l’on se rend compte qu’il est trop tard pour agir, ou tenter de résister. Là où Pavloff est bon, c’est que la structure narrative de la nouvelle s’efface avec finesse face au poids du message.
Une nouvelle qui nous amène à nous interroger sur chacune de nos réactions face aux évolutions politiques, qui nous amène à une introspection, même si le quotidien semble moins grave. Ne rien avoir dit quand quelqu’un a fait une remarque raciste ne nous rend-il pas de fait complice de ce propos ? N’aurions-nous pas dû réagir ? Toutes ces petites lâchetés quotidiennes qui nous permettent de rester protégés, d’éviter le risque de la confrontation, nous faut-il les abandonner ? Sommes-nous bien conscients de ce que toutes ces petits consentements peuvent provoquer ?
Bref, il y a sûrement des analyses plus subtiles, mais ce texte à l’avantage d’être accessible, notamment à des enfants, et il permet de poser de nombreuses questions sans apporter de réponse toute faite, si ce n’est que l’auteur s’oppose à l’arrivée d’un régime dictatorial, si ce n’est qu’il craint alors la progression de l’extrême-droite et de ses idées. Malheureusement, ce qui s’est passé depuis confirme les craintes esquissées, même si nous ne sommes pas encore dans un Etat brun, dieu merci.
Pour finir, je vous propose un poème édifiant, écrit à Dachau pendant la guerre par le pasteur Niemöller, et que ramène à mon souvenir cette nouvelle de Pavloff :
« Lorsque les nazis sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.
Lorsqu’ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate.
Lorsqu'ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.
Lorsqu'ils sont venus chercher les juifs,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas juif.
Lorsqu’ils sont venus me chercher,
il ne restait plus personne
pour protester. »
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