Annie Duchesne a 18 ans en 1958, l’année du retour du général De Gaulle et des événements d’Algérie. Une année où Annie a passé l’été comme monitrice de colo à S, dans l’Orne. L'été des premières fois pour cette enfant unique couvée par une mère surprotectrice. « Elle ne sait pas téléphoner, n’a jamais pris de douche ni de bain. Elle n’a aucune pratique d’autres milieux que le sien, populaire d’origine paysanne, catholique ».
Cet été-là, elle goûte pour la première fois à la liberté, loin de l’épicerie familiale d’Yvetot qu’elle n’avait jamais quittée. Première expérience professionnelle, première nuit avec un homme, première découverte de la sexualité, première désillusion amoureuse. Cataloguée « fille facile » par les autres moniteurs, elle devient l’objet de mépris et de dérision. L’année suivante, elle obtient le bac avec mention, entre à l’école normale, devient institutrice, se rend compte qu’elle n’est pas faite pour ce métier et en démissionne rapidement. Suivront un séjour au pair de six mois à Londres et une entrée à la fac…
Annie Ernaux est le seul auteur d’autofiction que j’apprécie. Sans doute parce qu’elle revendique le fait de ne pas écrire de la fiction : « Je ne construis pas un personnage de fiction, je déconstruis la fille que j’ai été ». Depuis toujours elle lie autobiographie, sociologie et regard historique sur la France de l’après guerre avec au cœur de sa réflexion le fameux « transfuge de classe », ce passage d’un milieu social à un autre. Un milieu d’origine auquel, quoi que l’on fasse, on n’échappe jamais tout à fait.
Ici, elle alterne le « je » d’aujourd’hui et le « elle » d’hier. Elle observe cette « fille de 58 » avec distance, sans jugement, sans explication, s’appliquant à restituer le plus fidèlement possible les sensations physiques et les questionnements d’une jeune fille de l’époque. Une jeune fille en construction, un peu perdue, dont elle va commencer à faire « un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elle devaient être écrites un jour ».
L’écriture est sèche, dépouillée de métaphores ou de toute autre figure de style. La sincérité de la démarche se suffit à elle-même pour créer l’émotion et rendre fascinante cette introspection où se mélangent le temps, la vie, le chemin parcouru. Au final, Annie Ernaux parvient à « explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ». Pour comprendre comment celle qu’elle a été peut encore et toujours faire irruption dans celle qu’elle est aujourd'hui.